Le Net deviendra-t-il un média unidirectionnel aux seules mains d’oligopoles à l’instar de la presse, de la radio et de la télévision ? Qu’adviendrait-il de la blogosphère stratégique francophone si la neutralité de l’internet prenait fin ?
Pour peu que les opérateurs télécoms, les fournisseurs d’accès internet (FAI) ou les infomédiaires discriminent « un peu trop fortement » la réception, l’émission et/ou la teneur des contenus numériques, la neutralité de l’internet serait gravement menacée, l’innovation technologique accuserait le coup, « l’e-conomie » gratuite et l’information ouverte fondraient comme neige au soleil.
Cette perspective prendra très probablement forme avec l’alliance de l’opérateur télécoms Verizon et de l’infomédiaire Google. Les deux firmes privilégieront et discrimineront de facto d’immenses séries de contenus grâce à maints procédés : tarification, filtrage, blocage ou accès préférentiel à certains sites internet…
Comme tout opérateur télécoms, Verizon est confronté à une explosion du trafic de l’internet mobile et doit nécessairement réaliser de colossaux investissements en infrastructures et en services qu’il faut ensuite rentabiliser. D’où la démarche consistant à favoriser des contenus propriétaires (payants ou financés par la publicité), et à forger des alliances avec des fournisseurs de contenus plus aptes à générer des revenus réguliers : infomédiaires, sites commerciaux, télévision/radio numérique, services de géolocation…
Une donne identique ou comparable prévaut chez la plupart des opérateurs européens de téléphonie mobile qui pratiquent un « filtrage plus ou moins indolore » de certaines applications comme la vidéo en ligne, le peer-to-peer et la téléphonie sur IP. Au-delà des seules visées commerciales, ce filtrage controversé évite néanmoins de sérieux engorgements des réseaux mobiles.
Par ailleurs, les prévisions technologiques et mercatiques sont unanimes sur un point : le téléphone mobile ou le smartphone est aujourd’hui un véritable ordinateur de poche et sera le premier outil de connexion à l’internet d’ici 2015, et ce, sur tous les continents. Pour les opérateurs télécoms, toute la difficulté consiste à garantir une qualité de service équitable et à constamment investir en infrastructures afin de contenir une croissance quasi exponentielle du trafic internet.
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Toutefois, Google n’est pas qu’un infomédiaire parmi tant d’autres : au fil des ans, il est devenu l’un des centres de gravité de la toile, immédiatement secondé par Yahoo! et par Microsoft. Pour l’immense majorité des internautes et des contenus en ligne, les moteurs de recherche et les services du « trio GYM » offrent une visibilité et une accessibilité sans pareil. Par ailleurs, la firme de Mountain View dispose d’un autre atout-maître : sa plate-forme Android de téléphonie/internet mobile connaît un succès aussi solide que fracassant et a littéralement damé le pion à ses concurrents iPhone (Apple) et Blackberry (RIM). Ainsi, Google dispose de toutes les cartes pour mener le jeu on air et online.
Rien d’étonnant à ce qu’un nombre croissant de blogueurs, de webzines, de start-up et « d’intellectuels de technologie » tirent la sonnette d’alarme, craignant vivement que son alliance avec Verizon fasse tâche d’huile auprès des opérateurs télécoms et des petits ou grands infomédiaires de par le monde. Des géants de la toile tels que Facebook, Amazon et eBay, membres de l’Open Internet Coalition (OIC) qui doivent tout à un réseau neutre, ont critiqué cette alliance ou affiché leurs distances avec Google… également membre de l’OIC.
Pourquoi l’alliance Google-Verizon crée-t-elle plus de tollé que la spectaculaire fusion AOL-Time-Warner – qui fut ensuite un cuisant échec - une décennie plus tôt ? Entretemps, le visage de la toile a considérablement changé. Actuellement, plus de 60% des contenus sur l’internet sont fournis par les utilisateurs notamment grâce au fameux « Web 2.0 » : blogs, podcasts, médias participatifs, partage photo/vidéo en ligne, réseaux sociaux…
D’où les récentes notions de « consommauteurs » ou « consommacteurs » en français, et de « prosumers » (producers + consumers) en anglais.
Ces myriades de consommateurs-fournisseurs individuels de contenus – essentiellement gratuits - bénéficieront-ils d’une accessibilité et d’une visibilité peu ou prou équitable au sein d’un internet dominé par quelques grands groupes e-médiatiques (réunissant opérateurs télécoms, FAI, infomédiaires et divers fournisseurs de contenus/services) ? Ces concentrations propres à l’ère informationnelle promettent-elles un modèle technico-économique du Net conforme à celui de la presse, de la radio et de la télévision c-à-d un média unidirectionnel ou faussement omnidirectionnel sous coupe réglée ?
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Selon le sénateur américain Al Franken (Parti Démocrate, Minnesota) et autrefois créateur de contenus à NBC :
« Aujourd’hui, on peut accéder à un blog aussi rapidement qu’au Wall Street Journal, et s’il est bon, il peut recevoir autant de trafic qu’un groupe de presse. Mais si de grosses entreprises peuvent payer pour un accès plus rapide et prioritaire à l’internet, le blog n’a plus aucune chance, et les grosses entreprises savent que quand elle paient pour l’accès, elles gagnent. Elles veulent un traitement privilégié sur internet, à l’image du traitement privilégié qu’elle reçoivent ailleurs.
[...]
Google et Verizon ont également rédigé leur proposition de façon à permettre aux fournisseurs d’accès de commercialiser un internet à deux vitesses, y compris sur l’internet qui n’est pas mobile, ils ont laissé la porte grande ouverte pour ce qu’ils appellent des “services gérés”, et veulent que le régulateur n’ait pas son mot à dire à ce sujet. Tout fournisseur d’accès pourrait décider d’ouvrir un voie express pour internet réservé à certains contenus et certaines applications, et si l’autorité de régulation y trouvaient quelque chose à dire, la seule marge de manœuvre accordée par Google et Verizon est de lui autoriser à publier un rapport.
[...]
C’est pourquoi je pense qu’empêcher la concentration des médias est l’un des grands chapitres de la lutte pour un internet libre et ouvert, et c’est pourquoi je suis opposé à la fusion entre NBC, Comcast et Universal. Parce que quand la même entreprise contrôle les contenus et les tuyaux qui nous amène les contenus, nous avons un problème. Si Comcast est autorisé à fusionner avec NBC, il ne faudra pas longtemps avant que Verizon ou AT&T annoncent qu’il leur faudrait racheter Disney, ABC ou CBS-Viacom. Et vous vous retrouverez avec une poignée d’entreprises contrôlant une vaste part des programmes et des services d’accès à internet, et elles auront leurs main sur toute l’information à laquelle nous aurons accès. C’est très dangereux. Toutes ces entreprises auront intérêt à ne pas trop se concurrencer, et cela aussi est extrêmement dangereux. »
Côté français, le secrétariat d’Etat à l’économie numérique estime que « si la neutralité du Net est souhaitable, elle n’interdit pas certaines dérogations comme de faire payer le consommateur en échange d’une garantie de qualité de services à la manière d’une recommandé postal [...] Des limitations techniques peuvent légitimer l’interdiction de certains services sur l’internet mobile. »
C’est ici que les blogs et webzines stratégiques de langue française ont du souci à se faire. En effet, la très maigre place accordée aux enjeux stratégiques (géopolitique, défense, sécurité, renseignement, énergie, cybersécurité, etc) dans les médias classiques a de quoi laisser sur sa faim.
Dans un futur conditionnel plutôt proche, pourra-t-on lire et réactualiser Alliance Géostratégique, Ultima Ratio, Zone Militaire, DSI, Diploweb ou n’importe quel blog/webzine stratégique via son smartphone à toute heure ? L’accès à leurs contenus sera-t-il fixé à 22h-7h en semaine et à 20h-12h le week-end par votre opérateur de téléphonie mobile ?
On le voit, la neutralité de l’internet est la condition sine qua non d’une blogosphère stratégique francophone digne de ce nom.
Charles Bwele, Électrosphère
En savoir plus :
NewYork Times : Google and Verizon Near Deal on Web Pay Tiers
Le Monde : Google accusé de s’être “vendu aux opérateurs mobiles”
Wired : Here’s The Real Google/Verizon Story: A Tale of Two Internets
Le Monde : Internet mobile : la neutralité du réseau menacée
Le Monde : Neutralité du Net : Facebook critique Google et Verizon
Readwriteweb.fr : Le rapport gouvernemental sur le Neutralité du Net : une honte
Readwriteweb.fr : Pourquoi la Neutralité du Net est essentielle pour l’innovation et les startups
Libération : Libération : « Neutralité du Net » : l’Etat veut bien d’un coup de canif ou deux
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