Les Hmongs ont été sans doute l’une des victimes les plus tragiques des conflits de la guerre froide entre les Etats-Unis, l’URSS et leurs alliés par lesquels se menaient des affrontements « indirects », si l’on peut dire. Pendant la guerre du Viêtnam et son « extension secrète » au Laos, les Hmongs se sont rangés dans le camp américain sous la bannière de leur chef militaire, le général Vang Pao. En 2007, la guerre contre le terrorisme menée par les Etats-Unis a rattrapé Vang Pao, exilé depuis la prise du pouvoir par les communistes en Californie. Les autorités américaines l’ont comparé à Ben Laden, l’ont accusé de vouloir tuer des milliers de personnes dans son pays natal.
Vang Pao à la base de Pa Dong, au Laos, en 1961
Peu d’anciens alliés des Etats-Unis ont connu un tel revirement de fortune. Les accusations portées contre Vang Pao ont provoqué des réactions indignées des officiers de renseignement chargés de travailler avec lui pendant la guerre du Viêtnam; ceux-ci rappellent avec bon sens que ce sont eux, les agents de la CIA, qui l’ont entraîné à faire ce dont on l’accuse aujourd’hui… c’est en particulier le cas de Roger Warner, auteur d’un livre sur la guerre secrète menée au Laos par les Etats-Unis. Il faut dire que le parcours de Vang Pao n’est guère représentatif de la majorité des Hmongs vaincus à la fin de la « guerre secrète » et obligés de fuir ou de prendre le maquis. Cet article propose d’y voir plus clair sur cette question.
« Donnez-nous les armes, nous combattrons les communistes ! »
Vang Pao, né entre 1929 et 1932, commence sa carrière en 1945 comme interprète auprès des agents français qui tentent d’organiser la résistance contre l’occupant japonais dans la Plaine des Jarres, au Laos. Devenu lieutenant dans l’armée royale laotienne, qui fournit des effectifs à l’armée française engagée dans la guerre d’Indochine, il fait partie de la colonne de 2000 Méos (Hmongs) envoyés avec le capitaine Sassi pour secourir le camp retranché de Dien Bien Phu assiégé par le Vietminh. On connaît désormais mieux cette opération de secours, baptisée Condor ou D (pour Desperado) depuis la publication posthume des mémoires du colonel Sassi, décédé en 2009. Sassi menait un groupe de partisans Hmongs, le groupement MALO, fort de 770 hommes environ, divisé en trois sous-groupements dont un, le sous-groupement n°2, était sous les ordres du lieutenant Vang Pao. Le groupement MALO devait faire la jonction avec les maquis SERVAN et RODEUR pour atteindre un total de plus de 1500 hommes. La mission fut annulée le 11 mai suite à la chute du camp retranché de Dien Bien Phu le 7. En 1954, lorsque la France perd Dien Bien Phu, et la guerre, Vang Pao conserve donc une double casquette : officier dans l’armée royale laotienne et chef des milices d’auto-défense de la plaine des Jarres.
Vang Pao va être amené à nouer des liens avec les Américains en 1959, date à laquelle les Nord-Viêtnamiens commencent à ressusciter la piste Hô Chi Minh, une artère qui permet d’acheminer hommes et matériel au Sud-Viêtnam pour combattre le gouvernement de Diêm, soutenu par les Etats-Unis. La CIA tente alors d’installer un gouvernement pro-américain au Laos, pays voisin du Nord-Viêtnam et du Sud-Viêtnam dans lequel passe, justement, la fameuse piste Hô Chi Minh. Les communistes d’Hanoï, quant à eux, appuient le PC laotien, le Pathet Lao. Bill Lair, un agent de la CIA, recrute en 1961 Vang Pao, officier dans l’armée royale laotienne, et qui vient de la minorité hmong, vivant dans les montagnes du pays. Il est choisi en raison de son intime connaissance politique des populations montagnardes hmongs. Bientôt, Vang Pao réunit une armée de 9 000 guérilleros ; dans les huit années suivantes, l’effectif montera jusqu’à 39-40 000 combattants. Les Hmongs sont en fait chargés de plusieurs missions : combattre les infiltrations nord-viêtnamiennes au sud par la piste Ho Chi Minh, récupérer et exfiltrer les pilotes d’avions américains abattus et protéger les pilotes d’appareils effectuant les raids sur le Nord-Viêtnam. Une guérilla restée secrète, contrairement à l’engagement direct des Etats-Unis aux côtés du gouvernement de Saïgon, et qui mit longtemps à être dévoilée au grand jour.
En 1969, Richard Helms, le directeur de la CIA, envoie un rapport à la Maison Blanche pour signaler que les Hmongs, qui ont porté jusque là le gros de l’effort de guerre au Laos, sont à bout. Les Hmongs sont obligés de mettre en ligne des adolescents de 13-14 ans. William Colby, responsable des opérations dans le Sud-Est asiatique et directeur de la CIA par la suite, reconnaît que la guérilla hmong a obligé les Nord-Viêtnamiens à maintenir 70 000 combattants sur place. Les Hmongs auront perdu au total 35 000 morts au cours du conflit. Les Américains ont ainsi précipité ce peuple tribal du Laos dans le hachoir ; et la « guerre secrète » durera encore six ans. Sur le terrain, les guérilleros hmongs surpassent de loin les Nord-Viêtnamiens dans la guerre irrégulière. Les Américains vont cependant vouloir obtenir plus de résultats dans le « body count » au Laos, et jeter les Hmongs dans un affrontement direct avec l’armée d’Hanoï, pour lesquels ceux-ci sont mal préparés, malgré l’écrasant soutien aérien américain. Vang Pao noue de véritables liens d’amitié et de camaraderie avec les officiers de la CIA qui pilotent à ces côtés ce conflit, dans l’ombre de la guerre du Viêtnam. Mais, en mai 1975, le dénouement arrive enfin : Hanoï met la main sur le Sud-Viêtnam, le Pathet Lao va s’imposer au Laos. La dernière base de la CIA sur place est l’aérodrome de Long Tieng (ou Long Chieng), le hub des opérations clandestines menées depuis 15 ans. Des milliers de Hmongs (20 000 peut-être) s’entassent sur les pistes mais bien peu seront évacués, en raison de la panique et de l’absence de tout plan d’évacuation préalable. La plupart des Hmongs restent sur place -50 000 personnes au moins ; des milliers sont tués par les communistes après le départ des Américains, des milliers d’autres s’exilent, traversent la jungle pour arriver en Thaïlande ou vont gonfler les rangs des « boat people » . Vang Pao et les officiers traitants de la CIA, quant à eux, sont partis depuis longtemps. 15 000 Hmongs au moins sont forcés de se cacher dans la jungle laotienne, pourchassé par un gouvernement qui a juré de les extirper « jusqu’à la racine » ; il y eut peut-être 10 000 exécutions et morts violentes du côté hmong dans les mois suivants.
Un exil sans espoir de retour, où Vang Pao joue les va-t’en-guerre
Ceux qui se sont expatriés au loin arrivent, pour la plupart, aux Etats-Unis. Dur exil pour une population de chasseurs-cueilleurs, de fermiers cultivant le pavot pour financer leur effort de guerre, animistes convaincus, qui débarquent dans un « nouveau monde ». Plus de 350 000 Hmongs vivent aujourd’hui aux Etats-Unis, entre le Minnesota (60 000), le Wisconsin et la Californie ; la moitié ont moins de 18 ans. Si les deuxième et troisième générations se sont adaptées au mode de vie américain, il n’en reste pas moins qu’un bon quart des Hmongs vit dans la pauvreté et ne maîtrise pas l’anglais. Vang Pao, quant à lui, ne perd pas son temps : il collecte des fonds, prononce des discours enflammés jusqu’à la fin de la guerre froide dans l’espoir qu’un jour les Hmongs retournent au Laos. Mais, à la différence des exilés cubains de Miami, il y a bien peu de chances que les Hmongs reprennent un jour le chemin de leurs foyers.
Des milliers survivent encore dans les camps de réfugiés à la frontière thaïlandaise. Peut-être un millier combatte encore dans les jungles laotiennes ; ils sont l’objet de nombreux reportages et documentaires. La traque par les communistes du Pathet Lao des Hmongs, abattus au lance-roquette antichar et à l’arme automatique, est considérée par les vétérans américains et hmongs comme le dernier avatar de la guerre du Viêtnam. Vang Pao a été depuis l’objet d’accusations le reliant au trafic d’opium qui a largement sévi durant le conflit. En 1974, il se serait servi de la vente d’opium pour financer ses troupes après que la CIA ait stoppé l’envoi des fonds habituels. Il a d’ailleurs été mis en scène dans le fameux film Air America.
En 2003/2004, une rivalité politique oppose aux Etats-Unis le général Vang Pao et certains de ses anciens soldats. Des démonstrations bruyantes, des fusillades et des jets de bombes incendaires éclatent à Saint Paul, dans le Minnesota, où vit une importante communauté hmong ; la maison où séjournait souvent Vang Pao est incendiée. Le conflit porte sur l’organisation Neo Hom, dont se sert Vang Pao pour lever des fonds afin, normalement, de permettre le retour des réfugiés au Laos. Une grosse somme d’argent dont la destination reste assez opaque, à tel point que le FBI lui-même s’intéresse aux activités de l’association.
Le complot de 2007 : quand la montagne accouche d’une souris, le chant du cygne de Vang Pao ?
Le gouvernement américain s’intéresse à Vang Pao suite à la longue enquête d’un agent infiltré de l’ATF, qui est entré en contact en 2006 avec un ancien officier de l’US Army, Harrison Jack, basé à côté de Sacramento, en Californie. Le récit de l’infiltration est digne des meilleurs films d’espionnage. Se faisant passer pour un marchand d’armes, l’agent apprend que Jack recherche sur le marché des fusils d’assaut AK-47 pour armer un soulèvement des Hmongs au Laos. Une rencontre entre les deux protagonistes a lieu en janvier 2007 dans un restaurant thai de Sacramento. Jack, sorti de West Point en 1968, a servi dans les Rangers de l’US Army et a mené des missions de reconnaissance en profondeur pendant la guerre du Viêtnam. Quittant le service actif en 1977, il devient colonel dans la Garde Nationale de Californie. Il sert aussi pour un projet de l’Etat sur le réemploiement des bases militaires désaffectées et dans une commission sur le terrorisme. Il crée enfin la Hmong Emergency Relief Association : HERO. C’est un vétéran transfiguré par une vision romantique, quasi mystique, dont le but est de sauver les Hmongs du Laos et de faire rentrer les exilés chez eux.
Jack arrange une rencontre entre l’agent et Vang Pao le 7 février 2007. Le faux vendeur d’armes arrive avec un véhicule contenant des AK-47, des M-16, mais aussi des mines Claymore, des explosifs C-4 et des lance-roquettes antichars avec munitions. L’agent les propose pour 9,8 millions de dollars, mais les Hmongs et leur ami américain n’ont pas encore l’argent nécessaire. L’agent infiltré allèche encore un peu plus sa proie en annonçant qu’il vient d’acquérir trois lance-missiles sol-air portables Stinger. Le 5 mars, lors d’une nouvelle entrevue, le faux vendeur d’armes annonce à Jack que la CIA est prête à soutenir un renversement du pouvoir au Laos si les Hmongs et Vang Pao parviennent à réussir leur opération militaire. Un Hmong du Wisconsin qui travaille pour un député prend contact avec le directeur adjoint de la CIA, Steve Kappes, mais il s’avère en fait que ces contact n’existent ou presque que dans l’esprit de leur auteur. L’agent infiltré offre de lui-même quelques armes le 24 avril, à l’hôtel Hilton de Sacramento : 5 AK-47, trois roquettes antichars, 1 M-14 et un Stinger -il affirme qu’il donnera bientôt deux missiles. Le 11 mai, l’agent, Jack et Lao Chao, le Hmong du Wisconsin, se réunissent pour aborder le plan de bataille, dénommé « Operation Popcorn » : des armes seront transportées depuis la Thaïlande jusqu’à la capitale du Laos, dans une planque sûre. Il faudra ensuite faire sauter 7 ou 8 bâtiments importants. Le plan témoigne d’une grande naïveté concernant les réalités locales. Deux semaines plus tard, l’ATF procède aux arrestations de Jack, de Vang Pao, de Lao Chao et de 8 autres Hmongs impliqués. L’opération « Tarnished Eagle », comme l’a baptisée l’ATF, n’arrive pourtant à établir de lien direct entre le complot et Vang Pao lui-même. Sur le plan international, les Thaïlandais ont accéléré l’effort de rapatriement des réfugiés hmongs au Laos ; un premier contingent de 160 personnes est parti juste après l’arrestation. Il faut dire que les Hmongs n’ont guère envie de demeurer au Laos, où les autorités les considèrent comme les descendants des alliés de la CIA pendant la guerre du Viêtnam… l’expulsion massive des Hmongs (4 400 personnes) des camps de Thaïlande aura lieu, de fait, en décembre 2009.
Conclusion
Pendant le conflit, ses troupes voyaient en Vang Pao plus qu’un chef militaire. Il pourvoyait de la nourriture, des salaires, des armes -le tout qui tombait directement du ciel via la CIA. Pour les Hmongs, il était presque un demi-dieu. On sait pourtant aujourd’hui qu’il vendait des commissions pour une armée hmong qui n’existait pas. A-t-il abandonné ses rêves de retour au Laos ? En 2003, une de ses déclarations laissait entendre qu’il fallait négocier avec les autorités. Les deuxième et troisième générations de Hmongs vivant aux Etats-Unis, comme ceux mis en scène dans Gran Torino (2007) par Clint Eastwood, n’ont aucunement l’intention de retourner dans leur pays d’origine qu’ils n’ont d’ailleurs jamais vu. Reste le cas Vang Pao. Toute attaque contre lui est vu par la communauté comme une attaque contre elle, de la part d’un gouvernement qui jadis l’a soutenue. L’affaire de 2007 a pour le moment constitué un coup d’arrêt aux intention belliqueuses de Vang Pao, si tant est qu’il est effectivement soutenu cette tentative ; est-ce la dernière d’une guerre qui n’en finit plus ?
Stéphane Mantoux, Historicoblog
Bibliographie :
Larry CHIN, « Un complot assisté par la CIA contre le Laos déjoué : Vang Pao, l’ancien général agent de la CIA et d’Air America, arrêté », Mondialisation.ca, 8 juin 2007.
« Compte-rendu de l’opération D par le capitaine Sassi », A l’Est de Suez, blog de Philippe Raggi, 24 février 2009.
Tony KENNEDY et Paul MCENROE, « The covert wars of Vang Pao », The Star Tribune, 2 juillet 2005.
Andrew PERRIN, « Laos : Last Stand for the Hmong Rebels ? », Time.com, 28 avril 2003.
Roger WARNER, « On exaggeration, context and the wages of a covert war », Pioneer Press Article, 20 juin 2007.
Tim WEINER, « General Vang Pao’s Last War », The New York Times, 11 mai 2008.
Cet article est repris du site http://www.alliancegeostrategique.o...