Pendant la guerre du Viêtnam, la base de Khe Sanh, située au nord-ouest du Sud-Viêtnam, se trouve à proximité de deux sanctuaires nord-viêtnamiens : le Laos, à 16 km à l’ouest, et la zone démilitarisée, à 25 km au nord. Installée dans la province de Quang Tri, elle fait partie d’une série de positions fortifiées destinées à stopper les infiltrations nord-viêtnamiennes au Sud-Viêtnam. Une jungle épaisse recouvre toute la région, rendant le camouflage particulièrement aisé.
Le renforcement de la base, initialement créée et occupée par les forces spéciales américaines, par des Marines, avait été voulue par le commandant en chef américain au Viêtnam, Westmoreland, pour ancrer la ligne de défense de la zone démilitarisée à l’ouest et frapper le Laos par lequel passait la fameuse piste Hô Chi Minh, utilisée pour acheminer des troupes et du matériel jusqu’au Sud-Viêtnam. Westmoreland pensait aussi attirer le corps de bataille nord-viêtnamien et l’écraser sous la puissance de feu massive à sa disposition, comme les Français l’avaient voulu à Dien Bien Phu en 1954, dans une région, de surcroît, assez isolée et peu peuplée.
Le siège de Khe Sanh (21 janvier-8 avril 1968) fut vite monté en épingle par les Américains pour illustrer l’esprit de résistance et la puissance technologique des Etats-Unis dans le moment difficile que constituait l’offensive du Têt ; pourtant, à l’image du résultat final de cette bataille décisive de la guerre du Viêtnam, le succès des Marines à Khe San ne fut que tactique, sans aucune implication stratégique. L’offensive nord-viêtnamienne près de la frontière aurait même servi à détourner l’attention des Américains des secteurs où les forces d’Hanoï se concentraient pour lancer leur opération coup de poing du Têt.
Le but du présent article est de revenir sur l’appui-feu apporté aux Marines assiégés dans Khe Sanh. Comment a-t-il été planifié, quelles formes a-t-il revêtu et quels ont été ses résultats ? A-t-il véritablement permis d’éviter aux Américains un autre Dien Bien Phu ?
Les deux batailles de Khe Sanh (avril 1967-avril 1968)
La zone tactique du Ier corps de Marines, dont faisait partie la base de Khe Sanh doit protéger la frontière avec le Nord-Viêtnam ainsi que les grandes cités de la région. Le secteur s’étend depuis la zone démilitarisée jusqu’à 50 km à l’intérieur des terres, avec des bases principales à Dong Ha, Quang Ngai et Quang Tri. La ligne s’incurve ensuite au sud vers deux « firebases », the Rockpile et Camp Caroll. 30 km au sud-ouest, le long de la grande artère que constitue la route 9, se trouve Khe Sanh, distante d’à peine 10 km du Laos.
En octobre 1966, quand les Marines s’installent à Khe Sanh, les forces spéciales de l’armée de terre qui tenaient le camp depuis 1962 vont s’installer à 10 km plus à l’ouest sur la route 9, à Lang Vei. La Khe Sanh Combat Base est installée sur un plateau à 450 m d’altitude qui domine le terrain environnant à l’est et au sud. A l’ouest et au nord, la base est dominée par des collines montant progressivement à 300 m en surplomb du camp. L’importante route 9 passe juste en-dessous du camp ; à 3 km, la ville de Khe Sanh et ses 1 500 habitants. La base dispose à l’origine d’une piste de 600 m de long utilisable par les hélicoptères, les petits avions de transport et les appareils légers. Un détachement de Seabees double la superficie de la piste au début de 1967.
Les premiers accrochages sérieux avec les Nord-Viêtnamiens ont lieu en avril 1967, lorsque des patrouilles de Marines sont prises en embuscade au nord-ouest de la base.
En juillet, les deux bataillons de Marines du 3rd Regiment affrontent des bataillons de réguliers de l’armée nord-viêtnamienne pour le contrôle des collines avoisinantes : c’est la « bataille des collines » ou première bataille de Khe Sanh. Les Marines s’emparent de la colline 861 à 5 km au nord-ouest et, un peu plus loin, des deux collines jumelles 881 nord et sud. La première est bientôt abandonnée, mais la seconde est conservée, et à raison : elle se trouve juste dans l’axe de la piste de la base sur laquelle elle offre d’ailleurs un panorama complet. Les deux collines sont transformées en « firebases » : un périmètre barbelé de 70×140 m est établi, la végétation est abattue sur 200-300 m au niveau des pentes des collines, une zone d’atterrissage pour hélicoptères est dégagée, et des garnisons de 200 à 600 Marines sont installées. La colline 881 sud est armée également de 3 Howitzers de 105 mm pour couvrir la colline 861 et la base. A la fin de l’été, deux bataillons et l’état-major régimentaire du 26th Marines, 3rd Division, sont présents à Khe Sanh, commandés par le colonel David Lownds, pour remplacer le 3rd Regiment épuisé. En août et en septembre, le Vietcong coupe la route 9 et jusqu’à la fin de l’année 1967, il multiplie les activités à proximité de la base. Les services de renseignement américains estiment alors que deux divisions ou plus de réguliers nord-viêtnamiens sont installées à promixité de Khe Sanh, soit 20 000 hommes.
Le 2 janvier 1968, six officiers nord-viêtnamiens déguisés avec des uniformes américains sont tués alors qu’ils sont en reconnaissance des positions de la base. Les services de renseignement estiment que 50 000 Nord-Viêtnamiens se préparent à attaquer. Le général Westmoreland prévoit un appui aérien massif en cas d’attaque. Plus de 250 senseurs électro-chimiques, sismiques, infra-rouges et accoustiques sont disséminés par des appareils aux alentours de la base. Ils doivent fournir une première alerte des concentrations et des mouvements de troupes ennemies. Les Nords Viêtnamiens disposent devant Khe Sanh deux de leurs meilleures divisions régulières, les divisions 304 et 324. Deux autres, les 325C et 320, participent à quelques combats (contre Camp Carroll pour la seconde). Deux régiments d’infanterie indépendants, les 5ème et 9ème, sont aussi impliqués. Ils disposent de leur artillerie organique et même de quelques blindés légers amphibie PT-76 fournis par les Soviétiques, qui ne sont pas utilisés dans le siège, mais contre le camp des forces spéciales à Lang Vei.
Fin janvier, 1 000 Marines supplémentaires arrivent pour défendre la base. Le 20 janvier, un lieutenant déserteur de l’armée nord-viêtnamienne avertit que l’attaque est pour le lendemain. Juste après minuit, un intense barrage d’artillerie, de mortiers et de roquettes s’abat sur la « firebase » de la colline 861. Un premier groupe d’assaut de 300 Nord-Viêtnamiens, sous couvert de fumigènes, ouvre une brèche de 75 m dans le périmètre défensif. Les assaillants arrivent à la zone d’atterrisage d’hélicoptères, mais sont repoussés avec l’aide d’un tir de mortiers de la colline 881 Sud. Quelques minutes après le barrage sur la colline 861, un autre frappe la base elle-même. Une roquette de 122 mm touche le principal dépôt d’essence et de munitions du camp. 1 500 tonnes de munitions partent en fumée, lâchant du gaz lacrymogène dans l’atmopshère et propulsant des obus brûlants non explosés. Les Nord-Viêtnamiens attaquent et s’emparent aussi de la ville de Khe Sanh. 98 % des munitions du camp ont été détruites, tuant 18 Marines et en blessant 40 autres. La piste est intacte seulement sur 600 m ; 7 hélicoptères ont été détruits. Le colonel Lownds estime qu’il faut un ravitaillement quotidien de 170 t pour espérer tenir la position. Le siège de Khe Sanh va durer 77 jours, jusqu’au 8 avril 1968.
Les attaques des Nord-Viêtnamiens sont fréquentes, mais assez espacées. Fin janvier, 45 B-52 frappent au Laos un quartier-général supposé de l’ennemi identifié par interception radio. Le 5 février, les Nord-Viêtnamiens lancent un assaut contre la colline 861, repoussé grâce à l’appui-feu aérien et à l’artillerie pour la deuxième vague de la taille d’un bataillon. Le 7 février, le camp des forces spéciales à Lang Vei est pris d’assaut par l’ennemi ; le lendemain, un poste d’observation avancé à 500 m à l’ouest de la base est pris également, puis repris par une force de secours des Marines lourdement soutenue par l’aviation. Le 23 février, pas moins de 1 307 obus tombent sur la base, dont un tiers tiré par l’artillerie nord-viêtnamienne. Deux jours plus tard, les patrouilles détectent un réseau de tranchées qui s’approchent du périmètre. Le 29 février, trois assauts infructueux sont lancés par les Nord-Viêtnamiens contre le bataillon de Rangers de l’armée sud-viêtnamienne qui défend l’extrémité est de la base.
Le bombardement de Khe Sanh continue en mars, mais la deuxième de ce mois, l’activité ennemie se réduit. A la fin du mois, le retrait de forces nord-viêtnamiennes se confirme et les Marines reprennent les patrouilles offensives. Un combat de trois heures le 30 mars est la dernière grande action du siège. Le 1er avril, la 1ère division de cavalerie aéromobile lance l’opération Pegasus pour dégager la route 9. Les Nord-Viêtnamiens retardent quelques jours la progression puis se retirent. Des troupes fraîches sud-viêtnamiennes sont héliportées dans la base de Khe Sanh le 6 avril, suivis d’éléments de la 1ère division de cavalerie aéromobile deux jours plus tard.
Un Dien Bien Phu à l’envers ? L’opération Niagara
Une routine quotidienne s’installe. Chaque matin, la base est bombardée juste avant l’aube. Des tirs de canons, mortiers et roquettes frappent Khe Sanh le reste de la journée. Le nombre d’obus tirés sur le camp varie de moins d’une centaine à plusieurs centaines par jour, tout signe d’activité entraînant des bombardements. Les Nord-Viêtnamiens ont en effet camouflé des mortiers lourds et des lance-roquettes de 122 mm dans la végétation sur le pourtour de la base, dont la colline 881 Nord. Des canons de 130 et 152 mm sont placés dans des grottes au sein des montagnes laotiennes, à 25 km. Les pièces sont tirées de leur abri pour faire feu et rentrées rapidement pour éviter tout tir de contre-batterie ou frappe aérienne. Les canons laotiens sont hors de portée de tir de l’artillerie des Marines et ne sont pas inquiétés pendant le siège.
Au début de l’attaque, 6 500 Marines se trouvent dans la base. Le gros de la défense est constitué par 5 bataillons de Marines, un bataillon de Rangers de l’armée sud-viêtnamienne et des éléments de soutien. Les 21 véhicules présents comprennent notamment 6 chars équipés d’un canon de 90 mm et 10 M-50 Ontos armés chacun de 6 canons sans recul de 106 mm. On trouve aussi 4 Dusters avec soit deux canons de 40 mm, soit 4 mitrailleuses lourdes de 12,7 mm. Les Marines disposent de 6 mortiers de 4,2 pouces, de leurs mortiers organiques de 81 mm, de 18 Howitzers de 105 mm, de 6 Howitzers de 155 mm et de 90 canons sans recul de 106 mm, dont ceux montés sur les Ontos. La base bénéficie aussi du soutien apporté par les 16 canons auto-propulsés M-107 de 175 mm qui se trouvent à Rockpile et Camp Carroll. Pendant le siège, seulement trois pièces d’artillerie des Marines seront détruites par l’artillerie adverse, dont une pièce de 155 mm qui attendait d’être embarquée sur la piste.
La concentration des troupes ennemies autour de Khe Sanh va fournir aux Américains la cible la plus impressionnante pour leur puissance de feu de toute la guerre du Viêtnam. Le général Westmoreland lui-même choisit le nom de code « Niagara » pour l’opération de coordination de tous les moyens disponibles dans la mission d’appui-feu de la base de Khe Sanh. Il a même créé un groupe chargé d’envisager l’utilisation de bombes nucléaires tactiques sur les concentrations nord-viêtnamiennes. Niagara I est la phase de renseignement et de repérage des cibles ; Niagara II, le pilonnage par l’artillerie et l’aviation combinées ou non. La sélection des cibles repose beaucoup sur la section de renseignements (S-2) de la compagnie d’état-major du quartier général du 26th Marines. Celle-ci avait connaissance des tactiques employées par les Nord-Viêtnamiens à Dien Bien Phu en 1954 et à Con Thien en 1967, autre siège où l’attaque nord-viêtnamienne avait été brisée par la puissance de feu américaine. Les Américains peuvent aligner au total, au Viêtnam, pas moins de 2 000 avions et 3 300 hélicoptères pour soutenir Khe Sanh. Aux F-105 Thunderchief et F-4 Phantom de l’Air Force et aux F-4 et A-4 Skyhawk de l’US Navy fut souvent préféré le A-6 Intruder de cette dernière, capable d’opérer par tous les temps. Pour compenser ce problème, les appareils américains font un usage massif du napalm et des bombes à sous-munitions, car les frappes concernent surtout des zones et pas des objectifs précis.
Plusieurs moyens sont employés pour réunir des renseignements. Le corps des Marines, à tous les échelons, en fournit ; le système des capteurs se révèle précieux. Des observateurs aériens, terrestres, des photos de reconnaissance participent à l’effort. L’analyse des tirs ennemis, des départs de coups, des sources de chaleur par infratrouge et l’interception radio permirent aussi d’obtenir des résultats. Les patrouilles des Marines, des forces spéciales, de la CIA donnent des renseignements au Fire Support Coordinating Center (FSCC) de la base, qui contrôle l’appui-feu, dirigé par le lieutenant-colonel Hennelly.
Les Nord-Viêtnamiens, après avoir voyagé sur la piste Hô Chi Minh par le Laos, construisent des bases logistiques à quelques milliers de mètres de la base de Khe Sanh. Ils entament ensuite à partir de ces bases la construction d’un réseau de tranchées menant jusqu’au périmètre défensif. Ce réseau est repéré par les Américains les 23-25 février 1968. Ensuite, les Nord-Viêtnamiens construisent un deuxième réseau de tranchées parallèle aux défenses de la base, pour lancer des attaques contre celles-ci. La première tâche du FSCC est donc de perturber l’acheminement sur les bases logistiques, ce qui ralentit la construction des tranchées, mais ne l’interrompt pas. Comme le FSCC n’a pas les moyens logistiques de saturer le réseau de tranchées sous un violent barrage d’artillerie, il change de tactique. L’ennemi est autorisé à construire ses tranchées au plus près de façon à mieux les repérer. Les senseurs se révèlent aussi efficaces : dans la nuit du 3-4 février, ils détectent quelques 2 000 soldats nord-viêtnamiens en train de se concentrer au nord-ouest de Khe Sanh. Un barrage d’artillerie est dirigé sur sa position et les troupes nord-viêtnamiennes sont complètement annihilées dans leurs zones de rassemblement.
L’étude des cratères provoqués par les explosions d’obus ennemis permet aussi de localiser certaines batteries adverses. Ce fut l’oeuvre en particulier du Staff Sergeant Bossiz Haris, du 1st Battalion-13th Marines. Le colonel Lownds, le commandant de la base, entre souvent dans le bunker du FSCC pour désigner un objectif au hasard sur la carte et faire diminuer ainsi par l’exercice le temps de réaction des tirs de contre-batterie. Durant la bataille de Khe Sanh, le 1st Battalion-13th Marines fait tirer au total 158 891 obus en soutien du 26th Marines. Un observateur des Marines sur la colline 881 Sud, le Lance Corporal Molimao Niuatoa (d’une famille originaire des Samoa), a une vue particulièrement aiguisée. Observant le terrain avec des binoculaires, il aperçoit le flash de départ d’une pièce ennemie à 12 ou 13 000 m de distance. Comme la pièce est hors de portée de l’artillerie du camp, il faut faire appel à l’aviation. Un appareil d’observation tire une roquette fumigène pour marquer la cible dans la zone désignée par Niuatoa, bien qu’il ne la voit pas précisément. Un A-4 Skyhawk des Marines largue une bombe de 225 kg sur le fumigène. Niuatoa corrige le tir qui a été inefficace en dialoguant avec l’appareil d’observation et, au quatrième passage, un coup direct est obtenu.
A Khe Sanh, tous les types d’appareils américains opérant au Viêtnam ou presque sont engagés, des B-52 aux Skyraiders à hélice. En février 1968, 77 % des sorties aériennes de l’US Navy concernent des objectifs à Khe Sanh ou aux alentours. Un aviateur de la marine qui observa les effets de sa bombe de 500 kg à retard lâchée dans le système de tranchées nord-viêtnamiens parle « d’un volcan en éruption ». Après que les attaques aériennes aient démoli plus de 50 m de tranchées dans ce secteur, la construction en est stoppée. Les pilotes des Marines lâchent quant à eux 17 015 t de bombes en 7 078 sorties et les appareils tactiques de l’US Air Force 14 223 t de bombes en 9 691 sorties. Les appareils de l‘Air Force, de la Navy et des Marines ont effectué en tout près de 300 missions quotidiennes. Les deux tiers des avions ont lâché bombes et napalm en étant guidés par le radar de Khe Sanh. La nuit, des lâchers de fusées éclairantes ont lieu tandis que les cannonières volantes AC-47 et AC-130 (armées de mitrailleuses de 12,7 mm, de 6 Miniguns ou de 4 canons de 40 mm Bofors dans le fuselage) tournoient au-dessus du camp et surtout au-dessus des collines, positions vitales pour conserver Khe Sanh.
L’arc-en-ciel de la mort sur Khe Sanh
Les interventions aériennes les plus spectaculaires furent bien sûr celles des B-52 Stratofortress. Ceux-ci appartenaient au 4133rd Provisional Heavy Bombardment Wing basé à Andersen Air Force sur l’île de Guam et au 4258th Strategic Bombardment Wing basé en Thaïlande. Les B-52, conçus au départ pour transporter des armes nucléaires, pouvaient charger 45 tonnes de bombes conventionnelles chacun : leurs interventions, baptisées « Arcs de lumière », visent les concentrations de troupes, les dépôts d’approvisionnement et les bunkers ennemis. Les cibles étaient rentrées dans les ordinateurs de bord et les bombes lâchées à 10 000 m d’altitude. Des B-52, volant en groupes V de trois appareils à haute altitude et guidés par les radars au sol, sonrt présents quotidiennement au-dessus de la base. Chaque formation lâche 75 tonnes de bombes de 225 kg et sature une zone de 800 m de large sur 18 km de long. Une moyenne de 11 de ces formations de trois B-52 ont opéré au-dessus de Khe Sanh chaque jour. Chaque cellule de B-52 (trois appareils) peut traiter avec ses bombes une case de la carte en grille définie pour l’opération « Niagara ».
L’impact des bombardements des B-52 est tel que beaucoup de soldats nord-viêtnamiens sont tout simplement victimes d’un effet de choc, hébétés avec saignements de nez et des oreilles. Les Marines en recueillent souvent un certain nombre sans résistance après les bombardements. Généralement, les artilleurs de Khe Sanh pilonnent la zone cible des « Arcs de Lumière » pour éliminer les soldats ennemis « sonnés », 10 à 15 mn après le passage des B-52. Au total, ceux-ci lâchent 59 542 t de bombes au cours de 2 548 sorties. Les Nord-Viêtnamiens, sachant que les B-52 n’ont pas le droit de frapper à moins de 3 km des troupes amies pour éviter les tirs fratricides, essayent de se rapprocher du périmètre américain la nuit. Le 29 février, les B-52 frappent plus près que d’ordinaire et détruisent deux bataillons adverses. Cependant, les effets des frappes sont limitées par le temps nécessaire à l’appel des B-52 : il faut prévenir 15h avant les frappes, ce qui en diminue la souplesse d’utilisation. C’est pourquoi le FSCC mit au point les « Mini Arcs de lumière » .
Quand une concentration ennemie est repérée, le FSCC définit une zone de 500×1000 m au coeur de l’espace visé. 2 A-6 Intruders armés chacun de 28 bombes de 225 kg sont placés en l’air. Les automoteurs de 175 mm M-107 ouvrent le feu depuis Rockpile ou Camp Carroll en expédiant 60 obus sur la moitié de la zone. Trente secondes plus tard, les A-6 larguent leur chargement sur le centre même du secteur. Dans le même temps, l’artillerie de Khe Sanh tire 200 obus de canons ou de mortiers sur la cible. Le tout peut être effectué en 45 mn. Pour encore plus de souplesse, on mit au point également des « Micro Arcs de Lumière » sur une zone encore plus petite de 500×500 m. 12 à 16 bombes de 225 kg, 30 obus de 175 mm et 100 autres des batteries de Khe Sanh sont tirés en dix minutes. Lors d’une nuit moyenne de combat, 3-4 Minis et 6-8 Micros sont réalisés.
Durant la deuxième semaine de février, un « Mini Arc de Lumière » spécial est dirigé contre un QG nord-viêtnamien. Les officiers du S-2, 26th Marines, ont en effet appris selon diverses sources qu’une réunion d’officiers nord-viêtnamiens et de leurs états-majors doit avoir lieu dans une école abandonnée près de la frontière laotienne. Pour cette frappe, la zone-cible est réduite à 500×300 m. Vingt minutes après le début supposé de la réunion, le piège se déclenche. 2 A-6 Intruders et 4 F-4 Phantoms larguent 152 bombes de 225 kg sur l’objectif accompagnées de plus de 350 obus tirés par 8 batteries d’artillerie. La cible est détruite, mais on ne sut jamais si les officiers nord-viêtnamiens étaient bien présents ce soir-là dans l’école en ruines.
Autre tactique utilisée par l’artillerie de la base pour empêcher les assaillants d’atteindre le fil de fer barbelé du périmètre, en profitant de la technique d’attaque nord-viêtnamienne en colonnes : quand l’ennemi lance l’attaque, l’artillerie cible le bataillon de tête pour le séparer des réserves. Trois batteries l’encadrent sur trois côtés, tandis que la dernière prend pour cible le dernier côté, en face des positions amies, et effectue un barrage roulant en direction du côté opposé.
Conclusion : une démonstration de puissance de feu… pour rien ?
A Khe Sanh, contrairement à Dien Bien Phu, les Américains disposent d’un nombre considérable d’appareils pour les missions d’appui rapproché. Les avions et les cannonières ont été indispensables, en particulier, pour garantir le contrôle des collines. Les raids des B-52 ont désorganisé les lignes de ravitaillement adverses et détruit les concentrations de troupes. A défaut de l’aviation, les Marines ont aussi pu faire appel à leur artillerie, et à celle basée à distance en dehors du camp. Mais c’est surtout la capacité à ravitailler par hélicoptère et avion de transport les positions des Marines qui a pesé dans la balance. L’utilisation de l’artillerie et de l’aviation à Khe San, avec une écrasante supériorité de puissance de feu sur l’adversaire, a donc surtout servi à démontrer la capacité des Américains à infliger de sérieuses pertes à un corps nord-viêtnamien attaquant une position fortifiée, dans l’esprit de la création du camp de Dien Bien Phu en 1954.
Le général Westmoreland était persuadé que les Nord-Viêtnamiens espéraient emporter la base de Khe Sanh comme ils l’avaient fait à Dien Bien Phu contre les Français. La puissance de feu américaine fut un élément essentiel pour empêcher l’histoire de se répéter lors du siège de Khe Sanh. Les unités impliquées dans Niagara furent créditées de 4 705 explosions secondaires, 1 288 ennemis tués, 1 061 structures détruites, 158 endommagés, 891 bunkers éliminés, 99 endommagés, 253 camions mis hors de combat et 52 endommagés. Les estimations des pertes nord-viêtnamiennes dues aux frappes, tués et blessés, vont de 9 800 à 13 000 hommes, tout en sachant que ces statistiques sont seulement des estimations réalisées à partir de modèles théoriques ; mais cela représente, si l’on prend le chiffre médian de 10 000 pertes, la moitié du corps d’assaut nord-viêtnamien supposé avoir mené le siège. Ce chiffre constitue aussi la moitié des morts ennemis abattus durant l’offensive du Têt dans ce secteur. En tout plus de 100 000 tonnes de bombes furent larguées sur les assaillants – 1 300 par jour, et 5 par combattant adverse !
Les Nord-Viêtnamiens, pourtant, ne s’inquiétèrent pas trop de leur revers à Khe Sanh, monté en épingle par le commandement américain. La base de Khe Sanh fut abandonnée par les Américains dès le mois de juin 1968, évacuation qui précède de peu la mise en place de la politique de « viêtnamisation », développée ensuite jusqu’à la fin du conflit. Le succès défensif américain ne fut donc d’aucune importance sur le déroulement de la guerre : aujourd’hui encore, les historiens militaires se battent pour savoir quel était véritablement l’objectif de Hanoï en assiégeant le camp de Khe Sanh. Diversion pour camoufler les véritables points forts de l’offensive du Têt, ou réédition d’une stratégique qui avait fonctionné à Dien Bien Phu ? « L’enigme de Khe Shan » n’a pas encore fini de faire couler de l’encre.
La version publiée dans le blog de l’auteur comporte une bibliographie indicative et des compléments vidéo d’information.
Stéphane Mantoux, Historicoblog
Cet article est repris du site http://www.alliancegeostrategique.o...