Au milieu des années 80, George Schultz, économiste et secrétaire d’État de l’administration Reagan, forgea un concept appelé « le dilemme du dictateur » qui peut être résumé ainsi : soit les régimes totalitaires s’ouvrent complètement aux technologies de l’information et de la communication, sont poussés à de profondes réformes et leurs sociétés en tirent d’énormes bienfaits sur les plans économiques et scientifiques; soit ils se ferment totalement à ces technologies, s’isolent du reste du monde et enfoncent leurs nations dans une stagnation ou dans une régression tous azimuts.
Ce concept inspira fortement Mikhail Gorbatchev, secrétaire général du Parti Communiste soviétique, qui constata vite que son immense pays ne pouvait bénéficier des retombées de l’ère informationnelle et de la globalisation avec ce régime hermétique et répressif qu’était l’URSS. Par la suite, la glasnost et la perestroïka précipitèrent l’implosion de l’empire soviétique et, consécutivement, menèrent à l’effondrement du bloc communiste en Europe centrale et orientale.
Les régimes tyranniques et les économies exsangues de l’Iran, de Cuba, de la Corée du nord, du Myanmar et du Zimbabwé illustrent parfaitement ce dilemme du dictateur. Avec son régime dur et son économie en pleine expansion – aujourd’hui en seconde pôle position derrière celle américaine, la Chine fait figure d’étrange exception. En effet, le Parti Communiste chinois = l’État chinois pratique un filtrage malicieux (et aisément contournable) de l’Internet plutôt qu’une censure implacable. Les spectaculaires performances économiques de l’empire du milieu et l’idée que la population chinoise se ferait de son avenir à moyen ou long terme peuvent-elles fournir d’autres explications ? À Singapour, la population semble accepter un contrôle serré des médias en échange d’une prospérité économique et d’une stabilité politique sans pareil. Info ou intox ?
À la fin des années 1990, de nombreux pays d’Afrique et du Moyen-Orient alors pourvus d’infrastructures téléphoniques rudimentaires et d’une à trois chaînes gouvernementales de télévision, plongèrent têtes baissés dans la télévision satellitaire, dans la téléphonie mobile et dans l’internet. La révolution informationnelle ouvrit les yeux de leurs populations sur les réalités internationales et locales, facilita peu ou prou la modernisation de leurs économies mais laissa leurs régimes politiques de marbre… jusqu’à ce que des entités comme Google, Facebook et Twitter – pour ne citer qu’elles, déboulent avec fracas sur leurs scènes médiatiques. Aussitôt, le dilemme du dictacteur prit une tournure proprement électronique.
L’infomédiaire Google, le réseau social Facebook et la plate-forme de microblogging Twitter n’ont a priori aucun dessein politique vis-à-vis d’un état spécifique ou d’une communauté particulière. Ce sont des entités ouvertement commerciales, purs produits du capitalisme américain, vecteurs d’un individualisme et d’un consumérisme débridés. De l’ordinateur au « smartphone », ces médias numériques permettent au cybernaute de se forger une vie sociale mi-réelle mi-virtuelle strictement conforme à ses voeux, transcendant et/ou surpassant le jeu des hiérarchies traditionnelles (état-nation, entreprise, parti politique, clergé, syndicat, etc) à des degrés à peine concevables une décennie plus tôt. Paradoxalement, « l’égocasting » inhérent à ces plate-formes en ligne a favorisé l’information transparente, dopé des modes horizontaux d’information et d’organisation, ouvert la voie à diverses formes de consciences collectives et, peut-être, accéléré l’histoire.
La preuve par les Etats-Unis plus que toute autre nation : leur premier président noir doit largement son élection aux médias sociaux qu’il a remarquablement su orchestrer dans son marketing politique. Féru de technologie, Barack Obama était donc le dirigeant américain le mieux placé pour opérer une alliance entre la Silicone Valley et le département d’Etat. En effet, cette administration grouille de fonctionnaires issus des milieux technologiques ou préférant la Californie à Washington DC. Forte d’une industrie de l’information aux dimensions planétaires et sans rivale à ce jour, l’Amérique ne portait plus nécessairement la bonne parole mais soumettait maintes tyrannies de par le monde à un dilemme du dictateur encore plus cornélien.
À l’été 2009, le monde entier assista à la contestation électorale dans les rues de Téhéran via Twitter, média accessible sur smartphone, formidable outil de mobilisation et d’information en temps réel… qui reporta une opération planifiée de maintenance suite à une requête du département d’Etat. Longtemps avant la « révolution du jasmin », la société civile tunisienne s’était reconstituée sur Facebook et sur Twitter. Malgré une interruption complète des services Internet nationaux – ordonnée par l’administration Moubarak, les manifestants de la place Tahrir usèrent du service téléphonique Voice-to-Twitter élaboré à la hâte par les firmes Google et Twitter. À l’heure ou j’écris ces lignes, l’administration Saleh (Yémen) ne parvient toujours pas à calmer une opposition qui le pousse pas-à-pas vers la porte de sortie. Malgré une répression aussi brutale que sanglante, une féroce contestation provinciale ne cesse de défier le gouvernement El-Assad (Syrie).
Jusqu’ici, bon nombre d’autocraties du monde arabe avaient solidement survécu à leur totale absence de légitimité populaire. À l’ère de l’internet mobile, cette quadrature du cercle relève d’un pari de plus en plus risqué, effet domino en sus.
Dans les cas tunisien, égyptien, yéménite et syrien, les états firent ou font face à des foules munies de smartphones de médias sociaux made in America. En outre, les dissidents et les contestataires surent tirer parti de tactiques anti-censure prodiguées par Howcast.com et par l’Electronic Frontier Foundation, deux associations à but non-lucratif très proches du département d’Etat et de la Voix de l’Amérique. Au printemps 2011, le président Barack Obama officialisa son soutien aux mouvements pro-démocratiques d’Afrique et du Moyen-Orient et réorienta « la politique arabe » de la Maison Blanche, couronnant une stratégie diplomatique globale amorcée avec hésitation lors du fameux discours du Caire.
Ainsi, grâce à Google, à Facebook et à Twitter, les Etats-Unis ont littéralement transformé l’information transparente en arme politique massivement distribuée. De fait, le dilemme du dictateur se mue en un tragique scénario pour la plupart des régimes durs : s’adapter à contre-coeur puis mourir à petit ou grand feu.
Charles Bwele, Electrosphère
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