En 1995, l’historien James McPherson1 citait un article du New York Times écrit par Richard Bernstein sous le titre « Les films peuvent-ils enseigner l’histoire ? » . Berstein expliquait que « beaucoup de gens apprennent aujourd’hui l’histoire, ou ce qu’ils pensent être l’histoire, plus à partir des films que des livres d’histoire de référence » . Il se pose donc la question suivante : les réalisateurs, comme les romanciers, doivent-ils utiliser de manière sélective et partiale le matériau historique disponible, dans le but de produire un bon drame et de divertir, et ce même en forgeant ce qu’on appelle parfois une vérité poétique, une vérité « plus vraie » que la vérité littérale ? En d’autres termes, est-ce si important si les détails sont faux alors le propos implicite des événements décrits est correct ?
The Fourth Alabama de Don Troiani, première bataille de Bull Run (21 juillet 1861). Les célèbres peintures de cet artiste représentent souvent le courant réconciliationniste de l’historiographie américaine du conflit.
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La guerre de Sécession (1861-1865) et sa représentation cinématographique fournit un bon exemple, il est vrai, pour répondre à ces interrogations. 150 ans après la fin des hostilités, le débat historiographique sur le conflit fait toujours rage entre les historiens américains, et ce même dans la vision populaire du conflit. Quatre courants principaux sont repérables. La représentation traditionnelle de la guerre pour le Sud est celle de la « cause perdue », qui cherche à réconcilier la population blanche des anciens Etats confédérés avec la défaite subie pendant la guerre de Sécession : c’est celle qui est déjà développée dans le grand classique du cinéma Autant en Emporte le Vent (1936). Ce discours, né dès 1867, aux lendemains du conflit, a survécu jusqu’à ce jour. Le courant de la « cause de l’Union », populaire chez les Blancs du Nord, expose le combat pour maintenir une république viable face aux menées sécessionnistes du Sud, qui menacent la démocratie. Pour ce courant, l’émancipation n’est qu’un moyen de punir les propriétaires d’esclaves blancs du Sud et d’affaiblir la Confédération. La « cause de l’émancipation », surtout développée par les historiens afro-américains, mais rejointe par certains Blancs, présente la guerre comme un combat pour la libération des 4 millions d’esclaves noirs du Sud et la suppression de l’esclavage dans la société américaine. C’est ce qui fait la cause véritable du Nord dans le conflit. Enfin, la « cause de la réconciliation » tente de présenter le conflit comme un affrontement entre Blancs vertueux des deux camps, tout en exaltant la nation restaurée à l’issue du conflit, et la nouvelle place des Afro-Américains, mais se garde bien de dire que tel ou tel camp était dans le vrai.
Un regain très net pour la guerre de Sécession s’est affirmé aux Etats-Unis depuis le documentaire de Ken Burns en 1989, The Civil War, le roman de Michael Shaara The Killer Angels, et enfin son adaptation cinématographique de 1993, Gettysburg. Ces oeuvres traduisent d’ailleurs une influence de la « cause perdue », montrant que ce courant historiographique a pris l’ascendant à ce moment-là. Les films réalisés depuis une vingtaine d’années aux Etats-Unis sur le sujet traduisent souvent le débat historiographique. Ils fournissent l’une ou l’autre vision de la guerre, selon le point de vue adopté. A travers quelques exemples de films traitant de la guerre de Sécession, il s’agit de montrer que le parti pris conduit à présenter le conflit comme un mythe, et non comme l’approche de la vérité que l’histoire nous laisse entrevoir. En ce sens, on peut se demander si le film est capable de faire oeuvre d’histoire.
Gods and Generals : le mythe de la « cause perdue »
Gods and Generals (2003) est inspiré du roman de Jeffrey Shaara. Le réalisateur Ronald F. Maxwell a consulté un grand nombre d’ouvrages scientifiques, notamment la biographie de référence sur le général Thomas « Stonewall » Jackson2, qui est au coeur du film. L’attention portée aux détails -reconstitution fidèle des combats, vocabulaire de l’époque, importance de la foi, nature compliquée des relations entre Blancs et Noirs au Sud- est frappante. Mais cette minutie ne masque-t-elle pas une orientation sous-entendue ?
Dans le film, ce propos est le discours tenu par Lee, incarné par Robert Duvall, ou Stephen Lang, qui tient le rôle de Jackson : la guerre de Sécession est vécue comme la Seconde guerre d’Indépendance pour le Sud. La cause première du conflit est donc, selon le film, l’acharnement d’un gouvernement central qui opprime les Etats sudistes. La cause confédérée est donc noble puisque les Sudistes ne cherchent qu’à faire valoir leurs droits constitutionnels contre un gouvernement tyrannique.
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Gods and Generals se situe ainsi dans la lignée de l’historiographie de la « cause perdue » ou de celle baptisée de réconciliation « Blue and Gray ». Cette dernière se concentre sur le coût humain terrible engendré par la guerre, insiste sur les sacrifices consentis dans chacun des deux camps sans se soucier de juger la justesse de telle ou telle cause : la charge de l’Irish Brigade à Fredericksburg, dans le film, face aux Irlandais servant dans l’armée confédérée, en est la plus brillante illustration3. La guerre est donc un test de virilité pour la nation américaine. Quant à la « cause perdue », expression née dès 1867, elle avance que la guerre se fondait d’abord sur le droit des Etats et non sur l’esclavage, et met au pinacle Robert E. Lee et son bras droit Jackson, qui représentent la noblesse de la cause sudiste jusqu’à la mort du second à Chancelorsville en mai 1863. Les généraux confédérés chevaleresques ne sont vaincus que face à la débauche d’hommes et de matériel du Nord. Le courant de la « cause perdue » ne tient compte d’ailleurs que du théâtre est des opérations, et néglige l’ouest, où la Confédération va de défaite en défaite.
Les partisans de la cause perdue ont inondé l’historiographie de la guerre de Sécession dès le XIXème siècle et ont profondément influencé la vision de la guerre tant au Nord qu’au Sud. Gods and Generals est l’illustration directe de la persistance de ce courant. Or l’interprétation du conflit est très partisane. Car l’esclavage était bien la cause première de la guerre de Sécession. Les Sudistes, qui s’en cachaient bien, ne l’ont cependant pas fait complètement : la sécession est justifiée par une idéologie de suprématie de la race, puisque l’élection de Lincoln risque, selon eux, d’amener, justement, l’égalité des races. Le 21 mars 1861, le vice-président de la Confédération, Alexander H. Stephens, prononce un discours dans lequel il affirme que l’esclavage est un des fondements du mode de vie sudiste.
De fait, ce que les Sudistes appellent Seconde guerre d’Indépendance n’est que l’interruption du processus de renforcement de l’autorité centrale, de l’expression de la majorité sur la voix de la minorité. La sécession n’est que l’aboutissement d’un chantage régulièrement exercé par les Etats sudistes depuis les années 1830. La rupture du parti démocrate sur la question de l’esclavage permet l’élection de Lincoln en 1860, fournissant aussi un argument de plus aux tenants de la « cause perdue ».
Le deuxième volet de l’historiographie de la « cause perdue » est en partie fondé : l’armée de Virginie du Nord de Lee et Jackson met un temps en échec les armées fédérales. Mais, surclassée en nombre et en logistique, cette armée ne peut remporter une guerre d’attrition. Aussi Gods et Generals ne parvient pas à séparer le vrai du faux dans cette argumentation, se rattachant ainsi aux arguments fallacieux des propriétaires d’esclaves défaits. Un bon exemple dans le film est la relation entre Jackson et son cuisinier noir, « Big Jim » Lewis.
Jackson, féru de religion, acceptait l’esclavage comme la volonté de Dieu, mais faisait tout son possible pour améliorer la condition des esclaves. L’âme des esclaves méritait, selon lui, d’être sauvée. Cependant, Gods and Generals va trop loin en faisant dire à Jackson, en décembre 1862, que certains généraux du Sud, Lee y compris, serait favorable à l’affranchissement des esclaves en échange de leur enrôlement dans l’armée confédérée. En fait, une telle idée ne sera avancée par la Confédération qu’en mars 1865, à la veille de la défaite, avec l’accord de Lee. Seul le général Pat Cleburn4, de l’armée du Tennessee, avait osé proposer l’idée en 1864, ce qui avait suscité un tollé dans le Sud et ruiné sa carrière.
En définitive, God and Generals reflète ce que l’historien américain Blight5 a qualifié de « récit de victoire collective » . La guerre de Sécession est un test grandeur nature de la vigueur nationale entre deux adversaires croyant profondément en leurs causes respectives. C’est une crise héroïque que les Américains ont surmonté pour maintenir l’unité du pays : un sacrifice nécessaire pour renforcer la solidité de la nation. C’est la vision qui triomphe encore dans certaines revues spécialisées sur le conflit ou dans l’art de Don Troiani6, par exemple : les considérations de race ou d’esclavage en ont disparu. Ici, le mythe a triomphé sur l’histoire : le drame moral de la guerre de Sécession est évacué. Frederic Douglass résumait celui-ci par ces mots : « Il y a eu un bon et un mauvais camps dans la dernière guerre : aucun sentiment ne doit nous pousser à l’oublier. » .
Glory : le 54th Massachussets et l’esclavage
Glory (1989), réalisé par Edward Zwick, raconte le parcours du premier régiment noir nordiste de la guerre de Sécession, le 54th Massachussets. C’est le premier film de la fin des années 80 évoquant la guerre de Sécession, qui va relancer l’intérêt pour le conflit aux Etats-Unis, la même année que la sortie du documentaire de Ken Burns. Le film comporte certaines erreurs de détail : par exemple, lors de l’assaut sur Fort Wagner, protégeant le port de Charleston, l’attaque se fait du nord au sud alors que c’était l’inverse en réalité. D’autres erreurs sont plus importantes : Robert Gould Shaw, le commandant du régiment, n’était pas le premier choix du gouverneur du Massachussets, et a hésité avant d’accepter. En outre, dans le film, le 54th Massachussets est présenté comme constitué par d’anciens esclaves évadés (Denzel Washington), alors que le régiment se composait en fait d’hommes noirs libres du Massachussets, de New York et de Pennsylvanie. Deux des fils de Frederick Douglass s’y sont d’ailleurs portés volontaires.
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Pourtant, Glory recèle une vérité plus profonde que ces quelques imprécisions, dans sa présentation de l’esclavage au moment de la guerre de Sécession. Si les Sudistes considèrent que les Noirs sont destinés à être des esclaves et n’ont pas d’humanité à proprement parler, beaucoup d’abolitionnistes du Nord se posent alors la même question : c’est ce que sous-entend le colonel Shaw lorsqu’il répond à une question d’un journaliste du Harper’s Weekly dans le film, lorsque le régiment est envoyé au front. Mais en dépeignant faussement le 54th Massachussets comme un régiment d’anciens esclaves, le film répond justement à la question en montrant que les Noirs n’étaient pas prédestinés à être des esclaves. Glory est dans la lignée du courant historiographique de l’émancipation, qui met l’accent sur l’esclavage comme cause fondamentale de la guerre de Sécession.
Retour à Cold Mountain : le Sud déchiré
Retour à Cold Mountain (2003) est inspiré de l’oeuvre de Charles Frazier. Basé sur un point de vue confédéré comme Gods and Generals, ce n’est cependant pas l’affirmation de la « cause perdue », mais la réalité de l’arrière à la fin du conflit, où les Sudistes ont plus à craindre de leurs propres compatriotes que des maraudeurs nordistes. Cold Mountain est donc l’anti-Gods and Generals. Le personnage central de Cold Mountain n’est pas un général adulé par le Sud comme Jackson, mais Inman, un soldat comme un autre devenu un Ulysse des temps modernes, qui déserte et tente de rejoindre sa Pénélope, depuis Petersburg jusqu’aux montagnes Blue Ridge de Caroline du Nord.
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La bataille principale dépeinte dans Cold Mountain n’est pas un grand choc devant mener à la bataille d’annihilation napoléonienne comme dans Gods and Generals, mais le siège de Petersburg, en juillet 1864, symbole de la guerre d’attrition et annonciateur du front occidental de la Première Guerre mondiale. L’avantage est à la défense et seuls des stratagèmes comme l’utilisation d’une mine peuvent permettre de renverser la situation. L’attaque se termine en fiasco, l’unité nordiste chargée de profiter du choc causé par la détonation de la mine se jetant à l’intérieur du cratère plutôt que le contourner, et se fait massacrer par les défenseurs confédérés.
Surtout, Cold Mountain va à l’encontre de la « cause perdue » en présentant un Sud déchiré par lui-même, comme cela l’était effectivement dans l’hiver 1864-1865. Les partisans de l’Union étaient majoritaires dans plusieurs régions du Sud : Virginie occidentale, est du Tennessee, nord de la Géorgie, ouest de la Caroline du Nord (l’Etat d’Inman dans le film). Plus de 100 000 Blancs du Sud se rangèrent dans l’armée nordiste, aux côtés de 150 000 Noirs, soit un bataillon blanc pour chaque Etat, exceptée la Caroline du Sud.
La désertion a frappé les deux camps, mais plus le Sud, en particulier après la conscription établie par le Congrès confédéré en avril 1862. Beaucoup de Sudistes considèrent alors que c’est une atteinte aux droits des Etats, dans le même schéma que celui qui a mené à la sécession. Les exemptions favorisent les riches propriétaires d’esclaves, favorisant le sentiment d’une guerre menée pour la fraction aisée du Sud, qui ne s’arrange pas avec les défaites militaires. Beaucoup de déserteurs sudistes le sont devenus en raison de lettres de leurs femmes ou de leurs fiancées décrivant les conditions de vie terribles de l’arrière ; certains sont simplement rentrés, d’autres se sont embusqués dans les forêts ou les montagnes, formant des bandes qui s’attaquaient aux deux camps pour survivre. La répression de la désertion ou du banditisme revient souvent aux Etats, qui forment des milices dont les membres en profitent pour mener aussi leur guerre personnelle et régler leurs comptes (c’est le personnage de Teague dans Retour à Cold Mountain).
Conclusion
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La représentation de la guerre de Sécession montre donc le changement de la vision populaire sur le conflit. Si l’on remonte à une vingtaine d’années depuis la sortie du film Glory (1989), on peut lister les films suivants : Danse avec les loups (1990), Gettysburg (1993), Chevauchée avec le Diable (1999), Gangs of New York (2002), Gods and Generals (2003), Retour à Cold Mountain (2003) et Seraphim Falls (2006), cette liste n’étant pas exhaustive. Ces films en tant que groupe montrent que le sentiment pro-confédéré de départ est en train de s’effacer progressivement devant un discours sur l’émancipation, qui discrédite l’importance de la préservation de l’Union comme facteur de guerre pour le Nord. Depuis la sortie de Glory, seul Gods and Generals adopte clairement le point de vue de la « cause perdue », bien qu’on le sente aussi dans Gettysburg, mais de façon plus nuancée.
De manière surprenante, c’est la « cause de l’Union » qui est la moins représentée dans ces films alors que c’était la tendance dominante dans les générations ayant participé au conflit. A l’inverse, certains des films cités ci-dessus ne montre pas l’armée de l’Union sous un jour très favorable : c’est le cas de Danse avec les loups, Cold Mountain ou Seraphim Falls. Il faut dire aussi que la guerre du Viêtnam est passée par là, et l’on n’est pas sans établir certaines analogies entre la présentation de l’armée nordiste dans ces films et celle de l’armée américaine au Viêtnam dans Apocalypse Now (1979), Platoon (1986) ou Full Metal Jacket (1987). Les soldats de l’Union dépeints comme des maraudeurs cruels et racistes à l’encontre des civils sudistes, des Noirs et des Indiens fournissent indirectement du grain à moudre aux tenants de la « cause perdue » . Cette désaffection est aussi due à l’explication fournie pour justifier le combat afin de sauver l’Union. Les deux autres courants de l’émancipation et de la réconciliation fournissent des explications plus simples et à la fois plus désirables pour les Américains se penchant sur leur passé.
Ces considérations sont liées aussi à ce qu’est devenue la nation américaine après le conflit. Son monde d’usines et très urbanisé ressemble évidemment plus à ce qu’était l’Union. Aussi tout désagrément avec de mode de vie entraîne une critique acerbe de l’Union. Les conservateurs se font une joie de dénoncer l’intrusion d’un Etat tentaculaire à cause de Lincoln, la victoire d’un Etat avare qui s’embarque ensuite au XXème siècle dans l’aventure impérialiste. Hollywood a ainsi pu traiter les armées américaines crapahutant au coeur de la Confédération ou du Viêtnam comme des expressions malveillantes de la politique nationale. Au final, l’émancipation et la réconciliation semblent bien avoir triomphé dans la représentation de la guerre de Sécession par Hollywood. L’expérience de la guerre en Irak changera peut-être cela, à terme.
Bibliographie :
Gary W. GALLAGHER, « Causes Won, Lost and Forgotten : Hollywood and the Civil War since Glory » , American Historical Association, 23 juin 2008.
Lee GRAVES, « Shades of Blue and Gray. The Civil War in art and film », The University of Virginia Magazine, 2006.
Mackubin T. OWENS, « War and memory : Gods and Generals as History », Ashbrook Center, février 2003.
Mackubin T. OWENS, « Lost on Cold Mountain : The Anti-Gods and Generals », Ashbrook Center, janvier 2004.
1Auteur d’une synthèse de référence sur la guerre de Sécession, traduite en français chez Robert Laffont, collection Bouquins.
2L’historien James I. Robertson, qui en est l’auteur, est conseiller pour le film.
3L’Irish Brigade est d’ailleurs un thème de prédilection de l’art sur la guerre de Sécesssion pour les auteurs souhaitant illustrer la « cause perdue » ou le courant réconciliationniste.
4D’origine irlandaise, le général Cleburn fut surnommé « le Stonewall de l’Ouest ». Il est tué lors de la bataille de Franklin, le 30 novembre 1864.
5L’historien David W. Blight a beaucoup travaillé sur la mémoire de la guerre de Sécession aux Etats-Unis.
6Un peintre américain qui a réalisé de nombreux tableaux célèbres sur la guerre de Sécession.
Cet article est repris du site https://alliancegeostrategique.org/2...