Jusqu’ici, le cloud computing relevait d’une éternelle prospective ou demeurait confiné au monde professionnel. Les technologies du iCloud (Apple) et du Chromebook (Google) donneront très probablement ses lettres de noblesse à « l’informatique nuageuse »… qui préfigure une révolution technologique comparable à celle de l’électricité.
Aussi convivial qu’élégant, l’iCloud propose à son abonné un service de synchronisation automatique de fichiers (courriels, photos, musique, films, documents, carnet d’adresses, agenda, etc) entre ses différents terminaux et applications made in Apple (MacOS, Leopard, MacBook, iTunes, iPod, iPhone, iPad). Actuellement, ce service en ligne comporte des limitations de stockage et de durée forçant l’utilisateur à sauvegarder manuellement la totalité de ses fichiers dans des mémoires externes afin de s’épargner toute suppression malencontreuse de données. Toutefois, il sera nécessairement appelé à évoluer au gré d’utilisateurs de plus en plus avides en giga-octets et en bande passante.
La firme « stevejobsienne » étant à la fois un déclencheur et un révélateur de tendances lourdes (la preuve par l’iPod, l’iPhone et l’Ipad dans les technologies nomades), des émules plus ou moins perfectionnés du iCloud émergeront tôt ou tard, particuliers et professionnels exigeront des outils de synchronisation du même type. Les fournisseurs de solutions informatiques proposant uniquemement d’odieuses synchronisations manuelles par copie-collage seront relegués dans la préhistoire.
Pru produit des protocoles Internet, Google a fait du cloud computing son cheval de bataille et opte pour une approche un peu plus radicale que celle de son concurrent Apple.
Le client léger Chromebook est un ordinateur portable qui ne comporte ni disque dur, ni bureau natif. Outre son processeur Intel Atom, sa webcam, son microphone, ses ports USB/SD/HDMI et ses cartes Wi-fi/3G, il intègre le système d’exploitation Chrome qui n’est plus ni moins que le navigateur Web du même nom. Au démarrage, la machine affiche rapidement une page de connexion/d’inscription à Gmail ouvrant la porte à la multitude de services Google en ligne : Earth, Maps, Street View, Picasa, Google Docs, Blogger, Desktop, Google Talk/Voice, Agenda, Annuaire, Calendrier…
Certaines applications comme Gmail et Google Docs fonctionnement également hors-ligne mais le Chromebook n’a de valeur réelle qu’une fois connecté et illustre parfaitement la convergence de l’ordinateur et du téléphone mobile. Accessibles via une connexion à l’Internet, les documents de l’utilisateur sont ceux archivés dans les « nuages » de Google et ne sont plus restreints « en local » à une ou plusieurs machines physiques. Dans ce cas de figure, le Web s’apparente à un système d’exploitation en ligne.
« Lorsque que le réseau devient aussi rapide et aussi puissant que le processeur, l’ordinateur plonge et s’étend dans ce même réseau », avait affirmé Eric Schmidt, l’effervescent PDG de Google qui veut « offrir un super-ordinateur en ligne à chaque internaute ».
En quoi l’iCloud et le Chromebook bouleversent notre conception traditionnelle de l’informatique ? De savants détours par la prospective et par l’histoire nous aideront à mieux cerner la rupture technologique qui se profile à l’horizon.
Du World Wide Web au World Wide Computer
Trop peu évoqué dans le monde francophone, le best-seller The Big Switch: Rewiring the World, from Edison to Google écrit par Nicholas Carr est vite devenu un livre de chevet pour maints actionnaires et gestionnaires de la Silicon Valley.
A partir des travaux du mathématicien Alan Turing qui jeta en 1936 les toutes premières bases d’une « machine computationnelle universelle », Carr déduit que les seules barrières à cette dernière sont la taille de mémoire, la puissance de calcul et la vitesse de traitement des données. Pour peu qu’on dispose de ces facteurs à une échelle colossale, un seul ordinateur peut être programmé pour mener plusieurs tâches effectuées par plusieurs machines physiques.
D’où son constat : « software (coding) can always be substituted for hardware (switching) ».
Cette substitution sous-tend le lent processus de virtualisation des infrastructures informatiques au sein de nombreuses firmes technologiques. En 2009, Hewlett-Packard délaissa ses 85 data centers mécaniques et complexes pour six server farms hautement automatisées, commandées à distance et ne nécessitant chacune que quelques dizaines d’employés pour leur exploitation et leur maintenance. Consécutivement, la firme se sépara de 9000 salariés. Avec ses sept nouvelles fermes de serveurs cent fois moins énergivores et moins onéreuses que ses 155 centres de traitement de données, IBM dispose désormais d’une puissance de calcul des dizaines de milliers de fois supérieure. Des datas centers du même type permettent à Google de faire fonctionner de gigantesques services en ligne – comme Youtube et Google Earth – avec une efficacité sans pareil.
Récemment, l’US Navy a adopté le programme Consolidated Afloat Networks and Enterprise Services qui transforme ses architectures réseaux/logiciels « vieille école » en plate-formes combinant machines virtuelles et cloud computing, ceci en vue de faciliter et d’améliorer l’interopérabilité des systèmes, l’administration des réseaux, la mise à jour des équipements et des logiciels, la redondance et la synchronisation des données au sein de toute sa flotte en mer ou à quai. Nul doute que d’autres armées de par le monde seront séduites par cette informatique dématérialisée.
Le service iCloud et le terminal Chromebook ne sont donc que les plus visibles effets d’une mutation d’arrière-plan qui débarrassera peu ou prou le particulier et le professionnel d’une « quincaillerie » devenue lourde et onéreuse (processeur, mémoire vive, disque dur), bientôt externalisée dans des architectures matérielles et logicielles complètement virtualisées.
Cette perspective d’une informatique dématérialisée fait encore hésiter bon nombre de firmes, assez effrayées de savoir toute ou partie de leurs données confidentielles stockées dans de lointains serveurs échappant complètement à leur contrôle. En effet, les services cloud computing sont aussi sujets à des défaillances paralysant complètement leurs opérateurs et/ou détruisant la quasi totalité de leurs données. Par ailleurs, ils offrent aux esprits malveillants une puissance computationnelle inespérée qui peut « casser » des algorithmes de cryptage sophistiqués. En attendant que cette technologie gagne en fiabilité et en sécurité, les sauvegardes physiques et manuelles ont encore de beaux jours devant elles…
Nuages électriques
Dans les années 1880, General Electric s’offrit les talents de Thomas Edison et domina un marché électrique américain qui atteignit rapidement une croissance exponentielle. La firme approvisionnait les entreprises et les usines en composants et en ingénierie afin qu’elles conçoivent leurs propres générateurs électriques. Tout se passa pour le mieux dans le meilleur des mondes jusqu’à ce que George Westinghouse s’arrime sur les inventions de Nikola Tesla afin d’élaborer un réseau industriel de courant alternatif produit par d’énormes centrales électriques. Maisons individuelles et usines n’eurent plus qu’à se brancher à cette electric grid pour animer leurs merveilleuses machines. Adieu générateurs, machines à vapeurs et roues hydrauliques !
George Westinghouse, Nikola Tesla et Thomas Edison
Thomas Edison combattit âprement ce nouveau système, sponsorisa des électrocutions publiques d’animaux domestiques reliés à des générateurs de courant alternatif… et convainquit carrément l’état de New York d’équiper sa nouvelle chaise électrique d’une dynamo Westinghouse ! Pendant l’été 1890, un quotidien new-yorkais titra « Kemmler Westinghoused » après l’exécution d’un condamné à mort nommé William Kemmler. Mais la joie passablement sadique d’Edison fut de courte durée car le courant alternatif, nettement plus économique et plus ergonomique, se généralisa à une vitesse fulgurante. Ainsi, l’électricité devint un service public ou privé massivement distribué, alimentant l’éclairage urbain, le réfrigérateur, la télévision, le téléphone, la radio, la machine à laver, le rasoir, le sèche-cheveux, l’ascenseur, etc. Quelques électrochocs comptables suffirent à General Electric pour finalement adopter la technologie de son rival et devenir une firme d’autant plus mythique.
Sans cette electric grid, il n’y aurait eu ni classes moyennes, ni culture de masse, ni consommation de masse, ni transports de masse, ni « informatique de masse ».
Si leurs services cloud computing connaissent un succès fracassant, Google et Apple seront peut-être les Westinghouse de l’informatique dématérialisée. Leurs modèles embryonnaires « d’informatique-service » ont toutes les chances de supplanter le modèle dominant « d’informatique-produit », fer de lance de Microsoft. La firme de Redmond saura-t-elle se réinventer habilement à l’image de General Electric ?
Dans une remarquable brève de prospective, Christian Jegourel anticipe un monde dans lequel l’omniprésence et la rapidité des réseaux fixes et mobiles ont largement favorisé les terminaux légers sans stockage local et provoqué la mort des ordinateurs tels que nous les connaissons aujourd’hui. L’informatique est devenue un service en ligne massivement distribué, évoquant grandement l’alimentation électrique. Dès lors, le commerce, la monétique, le transport, la logistique, les communications, la géolocalisation, les médias, les arts, les loisirs, les activités professionnelles et les territoires géographiques prennent une toute autre dimension.
L’imminente généralisation de l’internet (fixe/mobile) à très haut débit dans les pays développés et émergents engendrera certainement un environnement propice à la « mobiquité » des données et donc à de nouveaux paradigmes technologiques, économiques et sociaux… comme ce fut le cas pour les individus et pour les nations lorsque l’électricité devint accessible à tous.
Charles Bwele, Electrosphère
Cet article est repris du site https://alliancegeostrategique.org/2...