Découvrez la suite de Le concept de conflit asymétrique a-t-il un sens ? (I).
Par Emmanuel Antoine.
S’adapter à l’asymétrie plutôt que conceptualiser les conflits asymétriques.
Conceptualiser les conflits asymétriques serait donc dans une certaine mesure encourager la transformation des armées vers de nouveaux modèles, de nouvelles organisations et de nouvelles doctrines. Cette approche parait dangereuse, tant les leviers de l’asymétrie semblent n’agir que conjoncturellement. C’est pourquoi il semble au contraire nécessaire de redonner à tous les acteurs d’un conflit une véritable capacité d’adaptation, une souplesse d’emploi qu’ils semblent avoir progressivement oublié.
Dans les engagements récents, les armées occidentales ont cru faire face à un phénomène nouveau de « conflit asymétrique », guerre d’un nouveau type, de « quatrième génération », là où elles n’auraient du voir qu’un éternel recommencement du tragique humain. Les erreurs commises par l’armée américaine en Irak en 2003, l’ignorance des leçons de la guerre du Vietnam ont enferré le haut commandement et les autorités politiques dans un aveuglement obstiné. Toujours avides de recettes préconçues, les armées occidentales ont ensuite redécouvert les écrits des colonels Trinquier et Galula, qu’elles ont presque érigé en dogme. D’un excès à l’autre – ignorance du passé à l’application de recettes toutes faites – les armées modernes ont démontré leur incapacité conjoncturelle à s’adapter à des situations différentes de la guerre froide. Leur puissance technologique a incité leurs adversaires à les attirer sur d’autres champs d’affrontement. Les autorités politiques n’ont pas non plus perçu ce revirement. Plus tard lorsqu’il a été perçu, ce changement a été interprété comme un phénomène nouveau, puis comme un phénomène récurrent mais ancien. Les leçons du passé, la nécessaire définition d’un but politique précis, l’impérieux besoin de centraliser le commandement des opérations et d’agir simultanément dans des sphères multiples en favorisant le retour rapide à des conditions de vie minimales ont bien été ressorties des archives. Mais de la théorie à la pratique, la marche à gravir parait infranchissable. Alors sans doute vaudrait-il mieux remettre à l’honneur un enseignement magistral de l’histoire militaire, apprendre à réfléchir une bonne fois pour toutes à des générations d’officiers sur les leçons qu’ils peuvent tirer du passé, comme cela se fait ailleurs en Europe. La doctrine en vigueur doit enseigner des principes généraux mais conserver suffisamment de flexibilité pour qu’elle puisse être adaptée aux évènements.
A cette capacité d’adaptation globale doit répondre une meilleure compréhension des tendances actuelles, une meilleure appréhension des asymétries de forme qui sont activées, principalement l’insurrection et le terrorisme. A cet égard, il est surprenant de constater le peu de cas qui est fait de ces tendances, dans l’enseignement militaire notamment. Que tout un enseignement ne soit pas centré sur l’asymétrie, cela est compréhensible. Mais que presque rien ne soit fait parait excessif. Certes, de nombreuses sources sont disponibles, selon le principe éculé de « l’auberge espagnole ». Mais cette pédagogie atteint rapidement ses limites. Un enseignement magistral et approfondi, suivi d’études dirigées ferait davantage progresser la compréhension de ce qui évolue ou demeure pérenne. L’impact de la mondialisation et de l’interdépendance culturelle et économique qu’elle engendre, la manière dont cette globalisation nourrit finalement les frustrations dans des populations dont les élites sont de plus en plus cultivées, pourrait ainsi faciliter la compréhension des rouages du terrorisme, phénomène ancien mais qui se complexifie sensiblement. Ces mécanismes sont d’autant plus intéressants que dans un contexte d’interdépendance croissante, avec des Etats qui sont finalement peu susceptibles d’entrer en guerre les uns contre les autres, le terrorisme constitue pour des groupes armés n’ayant pas les capacités suffisantes pour un engagement classique, un moyen d’affaiblir un adversaire plus fort à moindre coût ; la manipulation des techniques d’information constitue également une évolution actuelle nouvelle, qui mériterait plus d’attention. Pour ces mêmes raisons, il est peu probable qu’à l’avenir, les armées occidentales soient engagées contre des armées régulières agissant seules, mais plutôt contre des mouvements insurrectionnels. Eux seuls permettront de contourner leur puissance technologique. S’inscrivant dans une posture défensive, faute de moyens de projection de puissance stratégiques, cette asymétrie de mode pourra cependant être combinée à l’action d’armées régulières. Ce qui avait été pratiqué au Vietnam était un cas particulier dans l’histoire de l’asymétrie guerrière. Cet essai pourrait à l’avenir être la règle. Il est donc nécessaire de s’y préparer intellectuellement, sans rigidité ni dogmatisme.
Toutefois, cette faculté d’adaptation, cette connaissance des évolutions futures probables ne doit pas faire oublier le risque de « surprise stratégique » évoqué par le général d’armée Georgelin, alors qu’il était chef d’état-major des armées. La flexibilité des esprits, des structures et des modes d’action ne doit cependant pas aboutir à un oubli des savoir-faire fondamentaux, à tous les niveaux. Pour les armées, il s’agit donc de ne pas se laisser hypnotiser par le mythe de la guerre asymétrique après le mythe de la grande guerre face à l’est. Au niveau politique, il s’agit également de ne pas se laisser duper par l’apparente rusticité d’une lutte contre-insurrectionnelle, qui nécessiterait moins d’équipements, donc moins de finances. La perte de savoir-faire techniques et technologiques peut s’opérer très rapidement, mais l’acquisition de ces capacités requiert des années. En liaison avec les autorités militaires, dans le cadre d’un dialogue franc, l’asymétrie observée actuellement dans les conflits doit donc être abordée, étudiée sans tabou, tout en persistant à envisager des engagements conventionnels plus lourds. La pertinence des contrats opérationnels des armées dans le livre blanc et la justesse des analyses stratégiques ne doivent donc à aucun moment être remis en cause. Dans un contexte budgétaire contraint, la juste suffisance technologique doit être vivement recherchée, sans excès ni rigidité.
L’asymétrie des conflits n’est pas un phénomène nouveau, bien qu’il se complexifie. Il est nécessaire de s’y adapter sans dogmatisme. Toutefois, le risque de « surprise stratégique » doit constituer une toile de fond pour la réflexion stratégique nationale.
CONCLUSION
Le concept de conflit asymétrique manque de pertinence, dans la mesure où tout conflit est par essence une recherche de l’asymétrie décisive, qui permettra à l’un des adversaires de prendre l’ascendant. Ce n’est donc pas le conflit qui est asymétrique, mais un ensemble de paramètres dont l’importance varie en fonction des périodes. Aujourd’hui, il est donc nécessaire que les Etats occidentaux et leurs armées, plus que d’opérer une transformation radicale, une révolution militaire, tentent de retrouver une faculté d’adaptation, qui leur fait défaut et qui procure à leurs adversaires un avantage ponctuel.
Si les Etats occidentaux se concentraient sur les menaces asymétriques en délaissant les stratégies classiques, certains de leurs adversaires se tourneraient alors sans doute vers elles. Il importe donc qu’elles ne négligent pas le risque d’un revirement stratégique. Enfin, il est décisif qu’ils maintiennent leur foi dans leurs valeurs et leurs cultures politiques.
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Officier saint-cyrien, appartenant aux Troupes de marine, ayant servi successivement au 2ème RIMa et 3ème RIMa, le chef de bataillon Emmanuel Antoine est actuellement chef du BOI du RMT. Il a accompli de multiples missions en Côte d’Ivoire, RCA, Tchad, Afghanistan, Liban, Sénégal, Gabon, Guyane, Martinique. Il s’exprime à titre personnel. Ses propos ne représentent pas la position des armées.
Cet article est repris du site https://alliancegeostrategique.org/2...