Jean-Sylvestre Mongrenier, auteur de La Russie menace-t-elle l’Occident ? (Editions Choiseul, 2009), a accepté de répondre à quelques questions relatives à la Russie et sa position sur la scène internationale, dans un contexte marqué par les négociations avec la France pour l’achat de BPC, les évènements au Kirghizstan, les dossiers de l’énergie et du nucléaire.
Percevez-vous une différence de fond entre Vladimir Poutine et Dmitri Medvedev sur les dossiers internationaux ? Ce dernier peut-il représenter une alternative crédible, à moyen et long termes, ou n’est-il là selon vous que pour assurer un “intérim” en attendant les prochaines élections présidentielles russes ?
Il est difficile de pénétrer les méandres de la politique intérieure russe, le régime se caractérisant par une opacité certaine quant à ses modes de fonctionnement. Les politologues occidentaux sont confrontés à un nouvel autoritarisme patrimonial – une forme politique qui n’est pas sans rappeler le vieux « système russe » -, avec des jeux de pouvoir entre individus et groupes d’intérêts (les « clans ») irréductibles à des heurts en termes de vision du monde et de choix politico-diplomatiques. Le contrôle des rentes économiques (énergétiques et minérales), la redistribution d’une partie de ces rentes à travers des relations de type « patron-client », l’accès à la richesse via le pouvoir politique sont les caractéristiques essentielles de ce système, sur fond de nationalisme grand-russe plus ou moins mâtiné d’eurasisme. Assurément, nous sommes bien loin de la vision « vertuiste » du système Poutine - une forme de story-telling élaborée au Kremlin - parfois colportée en France (selon certains, Poutine aurait chassé les « oligarques » et rendu l’argent au peuple, tout en instaurant une démocratie bipartisane). En Russie, les partis d’opposition ne peuvent s’exprimer en toute liberté, nombre de leurs manifestations sont réprimées, parfois avec l’aide de groupuscules de type bolchevik (« Marchons ensemble », « Nachi », etc.) affiliés au pouvoir. Dans ce système, il n’y a pas de véritables contrepouvoirs mais seulement des rivalités d’intérêt entre « clans ». Tous les rouages du pouvoir – exécutif, législatif, judiciaire, administratif - sont tenus par des cadres du parti « Russie Unie » (un parti sinon unique, du moins hégémonique). La collusion des pouvoirs et la confusion des genres règnent.
Face au duumvirat Poutine-Medvedev, le discours diplomatique français consiste en partie à camper le président russe comme le représentant d’une ligne plus en faveur d’un accord d’ensemble avec les pays occidentaux ; Medvedev incarnerait une « nouvelle Russie » en rupture avec les deux mandats présidentiels de Poutine. N’étant pas un spécialiste de la politique intérieure russe, je suis avec une grande attention les travaux et les écrits de chercheurs plus compétents que moi en la matière. Au vu de ce que je lis et observe, il appert que l’Elysée et le Quai d’Orsay recourent aux énoncés performatifs et pratiquent la philosophie du « comme si ». Poutine est très impliqué dans les affaires les plus importantes et les critiques que Medvedev a pu adresser à l’égard du « système russe » avaient déjà été formulées par l’actuel premier ministre. Il ne faut donc pas en surestimer la portée et y voir un gant jeté à la face de Poutine (attention aux surinterprétations). Certes, la nature humaine et la logique du pouvoir jouent dans le sens d’une volonté d’émancipation de Medvedev à l’égard de Poutine mais celui-ci dispose de ressources politiques autrement plus importantes (stature personnelle, réseaux de « siloviki », contrôle du parti, etc.) et les échéances électorales se rapprochent. Il est vrai qu’à l’extérieur le ton s’est fait plus apaisant mais à l’intérieur du pays, le contrôle social se renforce. Enfin, si Medvedev est au pouvoir, c’est bien parce que Poutine l’a choisi. Il ne l’a pas fait au hasard mais parce que celui-ci fait partie du même « groupe de pouvoir » et ne menacera pas les positions (politiques, économiques, personnelles, etc.) de Poutine.
La vente de BPC Mistral semble en bonne voie. Vous semble-t-il possible et pertinent pour la France de tenter de mettre en œuvre un “partenariat” durable avec la Russie, notamment vis-à-vis de ses voisins européens ou des Etats-Unis ? Une telle initiative s’inscrit-elle dans ce que vous décrivez comme une volonté de Moscou de créer de la désunion en Europe occidentale ?
C’est aller vite en besogne que d’évoquer une « bonne voie » pour la question du BPC (bâtiment de projection et de commandement) de type Mistral. Comparons les annonces initiales avec l’état du dossier. Initialement, il était question de vendre 3 ou 4 BPC, et la portée de ce possible contrat, aussi bien sur le plan stratégique que géopolitique, a été réduite à quelques formules toutes faites, voire à une question de confiance (la diplomatie française fait confiance à la Russie et il faut soutenir Medvedev). La pauvreté de l’argumentaire est consternante et l’on s’installe dans le confort de la finalité accomplie : l’objectif proclamé - l’amélioration des relations avec la Russie -, est considéré de facto comme atteint, ce qui permet de balayer toute critique quant à la vente de BPC. Le fait que la partie russe ne respecte pas les accords de cessez-le-feu en Géorgie a été éclipsé et l’on a vu un ministre français expliquer que la Russie ayant d’ores et déjà les moyens d’écraser celle-ci, on pouvait bien lui vendre des systèmes d’armes de pointe. Tout en proclamant sa confiance en la Russie, le président français a pourtant précisé qu’il n’était pas question de livrer de BPC équipé de haute technologie (cette vente pourrait modifier l’équilibre des forces en Baltique ou en mer Noire, des espaces maritimes dont nous sommes en quelque sorte les riverains via notre appartenance à l’OTAN et à l’Union européenne). D’emblée, on bute sur les limites de l’exercice.
Où en sommes-nous ? La Russie pourrait acheter un seul BPC - la construction serait confiée aux chantiers navals de Saint-Nazaire - et construire sous licence 3 ou 4 autres bâtiments de ce type dans ses propres chantiers navals. Enfin et surtout, Poutine a bien précisé lors de sa dernière visite en France, le 10 juin 2010, qu’il ne s’agissait pas d’acheter une coque nue (un « ferry boat », dit-on dans les milieux militaires) mais d’accéder à des technologies de pointe. C’est la raison pour laquelle les dirigeants russes, non sans oppositions entre « clans », veulent acheter des armements à des pays occidentaux. A ces fins, Poutine vient de confier la négociation au vice-premier ministre, Igor Setchine, en charge du conglomérat d’Etat « OSK » (« Corporation unifiée de construction navale ») qui regroupe les chantiers navals russes. Parfois présenté comme le véritable premier ministre et fondé de pouvoir de Poutine (ce dernier étant considéré comme le véritable chef de l’Etat), Igor Setchine ne passe pas pour être favorable à l’achat du BPC Mistral. A moins qu’il ne s’agisse de négocier des compensations dans le domaine énergétique, un autre domaine contrôlé par Igor Setchine. Si, dans le cadre de ce marchandage, la France devait effectivement vendre de la haute technologie militaire à la Russie, il est évident qu’elle se mettrait en porte-à-faux avec ses alliés et partenaires. Les garanties que la diplomatie française a pu leur donner – le secrétaire d’Etat aux Affaires européennes s’est déplacé dans les Pays Baltes pour les rassurer – ne seraient pas respectées. Dans les chancelleries européennes, nombreux sont ceux qui regrettent cette initiative unilatérale française, quand bien même le discours officiel serait-il apaisant (« Pas de problème »).
Sur la question du « partenariat stratégique » - une expression vague dont on use et abuse (tout le monde est « partenaire » de tout le monde) -, on ne peut que souligner l’écart entre les discours de la campagne présidentielle de 2007 et cette rhétorique complaisante qui se veut « pragmatique » (parler d’« occasionnalisme » serait plus juste). Que d’incohérences au prétexte d’être « réaliste » ! A l’issue de la présidence française de l’UE, en décembre 2008, l’Elysée expliquait avoir ravi à Berlin le leadership européen en nouant des relations particulières avec les pays d’Europe centrale et orientale. De surcroît, la diplomatie française aurait arrêté les troupes russes en Géorgie, Paris s’imposant comme juge de paix et gagnant ainsi le respect de tous. L’ère Chirac et le mépris vis-à-vis de l’« Occident kidnappé » étaient décidément révolus. Au bout du compte, les accords Medvedev-Sarkozy n’ont pas été respectés et la France se propose même de vendre des armes à l’une des parties prenantes. Ce faisant, elle détériore ses positions et son influence dans les pays d’Europe centrale et orientale, situés au contact ou à proximité de l’ancien occupant russe. On voit difficilement comment la France pourrait gagner en autorité et en influence au sein des instances euro-atlantiques (UE-OTAN). S’agirait-il de renouer avec le jeu des alliances de revers ou, à tout le moins, d’entrer en concurrence avec l’Allemagne ?
D’une manière générale, faire prévaloir ses relations bilatérales avec un pays extérieur à l’UE et à l’OTAN, au détriment des intérêts de sécurité de ses alliés, ne peut qu’affaiblir la cohésion géopolitique de l’ensemble euro-atlantique. Du côté russe, il est évident qu’il s’agit de faire prévaloir les bilatéralismes (Moscou-Berlin, Moscou-Paris, Moscou-Rome) sur la négociation de partenariats globaux et concrets avec l’UE et l’OTAN. En l’état actuel des choses, il n’est plus besoin de hausser le ton. Comprenons bien que les dirigeants russes, au regard de leurs discours et représentations géopolitiques, n’estiment pas avoir intérêt au renforcement de l’UE à travers des liens plus étroits sur le plan de la défense, de l’énergie et des politiques de voisinage. Une Europe forte et cohérente serait à même de « mordre » sur les franges occidentales et sud-occidentales (Sud-Caucase) des aires géographiques revendiquées par Moscou comme relevant de son « étranger proche » ou encore de sa « sphère d’intérêts privilégiés ». Ainsi la Russie est-elle hostile au « Partenariat oriental » (UE/Biélorussie-Ukraine-Caucase du Sud), à la « politique commune de l’énergie », etc. Des projets comme le Nord Stream (en cours de réalisation), sous la Baltique, et le South Stream (encore incertain), sous la mer Noire, ont pour objet de contourner l’Europe centrale et de renforcer les liens bilatéraux avec des pays d’Europe occidentale, ce qui interdirait toute véritable politique commune entre les 27 dans le domaine des hydrocarbures. Cela est de l’ordre du constat, non pas des supputations.
L’éviction de Kourmanbek Bakyiev au Kirghizstan marque-t-elle la fin des Révolutions de couleur et le retour en force de la Russie en Asie Centrale ? Cela peut-il avoir un impact sur le décollage de l’OTSC (Organisation du traité de sécurité collective) chère à Moscou? La base aérienne américaine de Manas est-elle condamnée à très court terme ?
Dans cette affaire, il semble que les uns et les autres, à Moscou comme à Washington, fassent preuve de beaucoup de prudence. A ma connaissance, il n’est pas attesté que la Russie soit derrière l’éviction de Bakyev et il faut certainement se garder de voir cette région comme un simple échiquier entre des puissances extérieures, fussent-elles voisines (Russie, Chine) ou plus lointaines (Etats-Unis). Les potentats et les nomenklaturas post-soviétiques d’Asie centrale ont leurs logiques propres. Doit-on parler de retour en force de la Russie en Asie centrale ? Le discours russe sur la restauration d’une « sphère d’intérêts privilégiés » dans l’aire postsoviétique est en partie contredit par les faits, le Kremlin rechignant à s’engager dans une quelconque opération de « maintien de la paix », sous couvert de l’OTSC ou de la CEI, par crainte de l’enlisement. Présentée comme une « OTAN eurasiatique », l’OTSC peine à monter en puissance et les pays qui la composent – la Biélorussie ou l’Ouzbékistan, tout particulièrement – n’entendent pas à concéder à Moscou un droit de regard sur leurs affaires intérieures, moins encore un droit d’intervention. Bref, la Russie n’est pas perçue comme un « producteur de sécurité » et suscite beaucoup de méfiances même si les interdépendances héritées de la période soviétique, les intérêts croisés entre « nomenklaturistes » et la culture tchékiste du pouvoir jouent dans le sens de solidarités minimales.
A court terme, l’usage de la base de Manas par les Etats-Unis (Manas n’est pas une base américaine mais une base louée par le Kirghizistan aux États-Unis) n’est pas condamné, sauf à penser que le nouveau pouvoir serait une simple émanation de Moscou, ce qui n’est pas le cas. On notera d’ailleurs que Washington et Moscou ont pris soin de coordonner leurs positions (des forces russes sont présentes sur la base de Kant, non loin de Manas, dans le cadre de l’OTSC). Ce qui est susceptible de menacer la présence américaine à Manas, c’est la possible extension des conflits politico-ethniques de la partie sud du Kirghizistan à l’ensemble du pays (pogroms anti-ouzbeks du mois de juin dernier). Nous n’en sommes pas là. Cela dit, l’instabilité de nombreuses régions d’Asie centrale, en raison de multiples facteurs qui convergent (autoritarisme politique, instrumentalisation des conflits ethniques, islamisme et retombées sociopolitiques des narcotrafics), pourrait avoir des conséquences sur la capacité de projection des armées occidentales en Afghanistan, d’où la nécessité de maintenir ouvertes plusieurs voies d’accès à ce théâtre d’opérations. Le contexte n’est plus le même qu’au début des années 2000 : les pays centre-asiatiques ne peuvent être considérés comme de simples plates-formes de projection, les flots de dollars suffisant à aplanir les difficultés locales.
La Russie et la Chine ont-elles plus à perdre ou à gagner d’un échec occidental en Afghanistan ?
La Russie comme la Chine redoutent très certainement les chocs en retour et les contrecoups d’un éventuel échec occidental en Afghanistan. L’attitude de Poutine, suite au 11 septembre 2001, et les facilités alors consenties aux États-Unis (renseignement, contacts avec l’Alliance du Nord, non-opposition à l’ouverture de bases en Asie centrale) s’expliquaient par la claire perception d’intérêts partagés. Il ne s’agissait pas d’un accès de sentimentalisme ou d’un piège destiné à se refermer quelques années plus tard sur les troupes déployées dans le cadre de l’OTAN. Un éventuel chaos généralisé à l’ensemble de l’Afghanistan ne manquerait pas de s’étendre au Tadjikistan (très menacé dans les années 1990), au Kirghizistan et à d’autres régions d’Asie centrale. Sous l’emprise de désaccords frontaliers, de dissensions ethniques et de poussées islamistes plus ou moins contenues, la vallée de la Ferghana pourrait sombrer dans le plus grand désordre. Quant à la Chine, conservons à l’esprit que le Sin-Kiang (la province du Xinjiang) recouvre l’ancien Turkestan oriental. Ce territoire est peuplé de populations turcophones et musulmanes, les Ouïghours, victimes de la répression chinoise. A ce propos, rappelons que l’OCS (Organisation de Coopération de Shanghaï) a pour fonction première d’exercer une forme de contrôle et de sécurité collective en Asie centrale (délimitation des frontières, lutte contre le « séparatisme » et le « terrorisme », etc.), Pékin redoutant que l’instabilité des régions voisines ne gagne le Turkestan oriental. Un échec de l’OTAN en Afghanistan aurait aussi des contrecoups dans l’ensemble de l’Asie centrale et sur les provinces occidentales de la Chine qui participent historiquement du même grand espace turco-musulman, de la Caspienne à la Mongolie.
La question serait plutôt de savoir si Pékin et Moscou n’anticipent pas d’ores et déjà un échec occidental en Afghanistan, sans le souhaiter (même s’il ne faut pas négliger le rôle des « passions tristes» et du ressentiment historique dans la politique mondiale), et se positionnent en conséquence. La diplomatie chinoise est active en Afghanistan et il ne s’agit pas seulement d’œuvrer pour promouvoir des intérêts miniers ou énergétiques. Pékin est en rivalité avec la diplomatie indienne, New-Delhi visant pour sa part à empêcher que le Pakistan ne transforme à nouveau l’Afghanistan en « grand arrière » stratégique, dans la perspective d’un conflit militaire avec l’Inde. Quant à la diplomatie russe, elle est aussi active et cherche à consolider ses points d’appui. Pour ce qui est de la contribution russe à l’action de l’OTAN en Afghanistan, force est de constater qu’elle est des plus modestes. Pour Moscou, il n’est pas question de mettre des moyens sur le terrain et le transit de matériels de l’OTAN par le territoire russe (flux ferroviaires et aériens) semble être considéré comme une affaire avant tout commerciale. La lutte commune contre le trafic de drogue que préconisent les autorités russes a aussi pour finalité de faire reconnaître l’OTSC par l’OTAN. Obtenir un « vis-à-vis » entre ces deux alliances rehausserait ainsi le statut de l’OTSC. Dans ce schéma, la stabilisation de l’Afghanistan est peut-être moins importante que le renforcement des positions russes en Asie centrale. En définitive, les autorités russes et chinoises ne souhaitent pas un échec occidental mais elles n’éprouvent peut-être pas le besoin de se compromettre dans une opération qui leur semble mal partie – pourquoi s’associer à un échec qui leur semble probable ? – et se situent sur d’autres échelles de temps. Sur des problématiques géopolitiques plus régionales et eurasiatiques aussi ; rappelons que l’Afghanistan est associé aux réunions de l’OCS.
En parlant de la Chine, celle-ci est-elle prête à accepter un regain d’influence russe dans les anciennes républiques asiatiques de l’URSS, éventuellement compensé par un effacement progressif des Etats-Unis dans la région ? Sa propre avance économique et sa taille la placent-elle définitivement dans une autre division que la Russie? Cette dernière peut-elle envisager d’avoir un “grand frère” chinois ?
La question est de savoir si la Russie a effectivement les moyens de renforcer son influence en Asie centrale. Ne considérons pas la chose comme allant de soi (voir la situation du Kirghizstan et la prudence russe dans cette affaire). Le fait essentiel est la poussée multiforme de la Chine dans les pays d’Asie centrale, à travers des contrats énergétiques et miniers, des réseaux de gazoducs et d’oléoducs, des exportations de produits manufacturés et de larges investissements. Aujourd’hui, le gaz turkmène traverse l’Ouzbékistan pour atteindre le Sin-Kiang – cette « nouvelle frontière » (Xinjiang) fonctionne comme un « hub » énergétique et une plate-forme vers l’Asie centrale-, avant de partir approvisionner Shanghaï et les métropoles chinoises du Pacifique. Cela fait un parcours de quelque 6000 km. Quant au pétrole du Kazakhstan, il s’écoule à travers la porte de Dzoungarie – un passage emprunté il y a bien longtemps par les hordes mongoles mais dans l’autre direction - pour approvisionner l’économie chinoise. Constituée d’Etats post-soviétiques qui mènent leur jeu propre, l’Asie centrale forme un « pluriversum » géopolitique très ouvert à l’influence de Pékin. A cet égard, l’OCS aura certainement facilité la chose alors même que la Russie voulait aussi utiliser cette instance pour tenter de contrôler la Chine. Nous sommes là devant les effets paradoxaux du discours « anti-hégémonique » (et de ses prolongements diplomatiques), un discours volontiers manié à Moscou dans les années 2000 qui consistait à mettre en exergue le partenariat russo-chinois, l’OCS, ou encore les BRIC, pour peser plus face aux Occidentaux. La Russie s’évertue à entraver le libre accès à la Caspienne, pour s’imposer comme intermédiaire obligé entre les pays producteurs d’hydrocarbures de la région et les Occidentaux, mais elle est tournée sur ses arrières par la Chine.
De fait, la Chine a déjà très largement surclassé la Russie et l’on a assisté, ces vingt dernières années, à un renversement des termes de l’équation historique et géopolitique entre ces deux Etats-continents, y compris dans le domaine des armements où les exportations chinoises pourraient bientôt rivaliser avec celles de la Russie. Les dirigeants chinois ne regardent pas sans mépris cette Russie qui a tant perdu. Inversement, certains dirigeants russes voient dans le système néo-communiste chinois – un fort contrôle politico-social et une ouverture sélective à l’économie mondiale – un modèle qui pourrait inspirer une « voie russe ». Vus de Moscou, les accords russo-américains sur le nucléaire stratégique ont aussi pour fonction de préserver la centralité géopolitique de la Russie - le maintien officiel d’une certaine parité stratégique avec Washington permet de rehausser la position russe et de consolider son statut de puissance nucléaire- et de maintenir sa « spécificité » vis-à-vis de la Chine. En retour, du côté des puissances occidentales, la recherche d’une coopération plus étroite avec Moscou, sur le plan militaire et sécuritaire, prend aussi en compte le « paramètre » chinois. Face à la montée en puissance de la Chine, la Russie aurait intérêt à rechercher des appuis à l’Ouest et il faudrait lui faire comprendre l’intérêt d’une coopération étroite (ce discours est très présent au sein de l’OTAN). La longue durée historique, le « complexe mongol » et la plus grande proximité de l’Europe au plan géographique et culturel - plus des trois-quarts de la population russe vivent à l’ouest de l’Oural- laissent à penser que les Russes accepteront difficilement un « grand frère » chinois. En fait, bien des Russes se voient se voient comme des Européens engagés en Asie ; le débat remonte au XVIIIe siècle et à la découverte de la civilisation des Kourganes : les Russes sont-ils des Européens de l’Est ou des Asiates de l’Ouest ?).
Doit-on en conclure que la Russie, pour contrebalancer la Chine, basculerait vers l’Occident? Il ne faut certainement pas négliger la dimension eurasiatique de la Russie et ses prolongements dans le domaine des représentations géopolitiques, avec des formes plus ou moins idéologisées d’eurasisme. A Moscou, bien des dirigeants voient l’espace national-étatique russe comme un « troisième continent » - à cheval sur l’Europe et l’Asie – l’ « Eurasie » ayant pour destin de transcender la dualité « Orient-Occident ». En d’autres termes, les Russes ont leurs représentations géopolitiques propres, représentations à travers lesquelles ils appréhendent leur situation, leurs intérêts et les choix à opérer. Ceci nous ramène à la vision d’un espace post-soviétique centré sur la Russie (voir la thématique de l’ « étranger proche »). Encore faudrait-il que la Russie génère la puissance nécessaire à un tel projet géopolitique. La crise économique et financière ouverte en 2008 a rendu évident le fait que Russie n’est pas une puissance émergente - comparable à la Chine, l’Inde ou encore au Brésil – et elle invalide la référence faite par Poutine aux « BRIC », référence qui conférait à la rhétorique de la « Derjava » (l’apologie de la puissance étatico-guerrière) une touche de modernité (voir le discours prononcé à Munich, en février 2007).
L’économie russe est fragile et souffre des maux qui caractérisent le « dutch disease » ; elle est étroitement dépendante du cours des hydrocarbures. Sur le plan géopolitique, l’immense territoire russe pourrait être écartelé entre deux champs d’attraction : l’ensemble euro-atlantique d’un part, le pôle sino-asiatique d’autre part. A cet égard, l’immensité de l’espace russe contribue à diluer la puissance, notamment en Extrême-Orient où l’emprise au sol est très faible (faiblesse des densités de population et des réseaux de transport). Il ne s’agit pas d’anticiper une quelconque opération militaire chinoise sur la Sibérie ou une submersion démographique (il semble que certains interlocuteurs russes d’officiels français aiment à jouer de ce scénario, pour les convaincre ensuite de leur détermination politico-militaire à interdire sa réalisation), avec un frisson dans le dos, mais une extension de l’influence chinoise sur les acteurs subétatiques et les décideurs économiques en Russie d’Asie - via le commerce, les capitaux et des groupes d’intérêt - qui peu à peu réduiraient la souveraineté effective de Moscou sur ses provinces orientales. Il n’en reste pas moins que les relations sino-russes sont actives et le complexe militaro-industriel hérité de la période soviétique aura largement contribué à l’équipement de l’Armée Populaire de Libération. Nombre de modèles importés de Russie par la Chine sont aujourd’hui copiés et en voie d’être exportés sur le marché mondial de l’armement.
Les discussions en cours entre Russie et États-Unis autour de leurs arsenaux nucléaires et l’abandon de la composante européenne du bouclier anti-missiles (ou du moins son adaptation) par Barack Obama sont-elles de nature à tempérer la peur de Moscou d’un « neo-containment » par Washington et l’OTAN ?
Les discussions sur l’après-START ont finalement abouti à un accord stratégique signé à Prague, le 8 avril dernier. C’est l’un des aspects du « reset », les Etats-Unis attendant en contrepartie une plus grande coopération sur la question du nucléaire iranien. Sur ce point, Moscou a bougé en votant la dernière résolution en date du Conseil de sécurité (résolution 1929, 9 juin 2010), tout en prenant soin de préserver ses intérêts multiformes en Iran (convergences diplomatiques, coopération énergétique, ventes d’armes, etc.). Sur la possible livraison de S-300, des systèmes de défense aérienne qui pourraient gêner un raid occidental sur les installations nucléaires iraniennes, les officiels russes tiennent des discours contradictoires et Moscou a conservé sa liberté d’action (les restrictions en termes de ventes d’armes décidées à l’ONU ne concernent pas les S-300). S’agit-il, encore et toujours, de prétendre se poser sur le fléau de la balance dans les conflits entre l’Occident d’une part, et certaines puissances du « Sud » d’autre part (Poutine aime à manier le discours anticolonialiste et son argumentaire reprend sans vergogne des thèmes issus du tiers-mondisme), ou, plus généralement, la Russie est-elle surtout soucieuse de ne pas laisser plus de place aux intérêts chinois en Iran ? La dimension « business, as usual » ne doit pas être négligée.
La prudence de la diplomatie russe n’a certes pas empêché Mahmoud Ahmadinejad de réagir avec vivacité à la décision de Moscou (et de Pékin) de voter ces sanctions mais les intérêts russes en Iran ne sont pas menacés. Ainsi la centrale nucléaire de Bouchehr pourrait entrer en activité à la fin de l’été ; c’est du moins ce que Poutine a annoncé (la décision est reportée d’année en année). Sur le plan pratique, la contribution russe à l’endiguement des ambitions nucléaires iraniennes est limitée mais la position de principe (arrêt du processus d’enrichissement de l’uranium et transparence du programme nucléaire iranien) a été réaffirmée lors du dernier G8 (Muskoka, Canada, 25-26 juin 2010). Ces faits ne sont pas négligeables. Alors que le G20 montre ses limites, le G8 serait-il l’expression d’un « Post-West » permettant de mieux associer la Russie aux puissances historiques d’Occident ? La question ouvre sur la reconfiguration du système international (un « monde polycentrique et hétérogène » plutôt qu’un « monde multipolaire »), la redéfinition rapports de force entre unités politiques et l’esquisse de nouvelles alliances. Nous dépasserions les limites de cet entretien.
Quant à l’extension de la défense antimissile à l’Europe, elle n’est pas abandonnée mais reconfigurée. Il s’agit là d’un mouvement de fond et le déploiement de systèmes antimissiles vient réaffirmer l’engagement américain dans la défense de l’Europe. Le dispositif est allégé et les systèmes antimissiles seraient déployés dans le Sud-Est européen plutôt qu’en Pologne et en République tchèque. En contrepartie, la Pologne a tout récemment accueilli des Patriot et des soldats américains, non sans réactions du côté de Moscou (Washington et Varsovie ont signé un accord sur la mise en place d’un accord antimissile révisé le 3 juillet 2010). De l’avis de la plupart des experts, y compris les experts russes, le projet initial soutenu par l’administration Bush ne menaçait pas la Russie. Ce n’est pas une dizaine d’intercepteurs qui auraient pu frapper d’obsolescence les forces nucléaires russes. C’est plutôt la dimension géopolitique de ce projet – empreinte militaire américaine en Europe centrale et réaffirmation dans la durée de l’engagement des Etats-Unis en Europe – qui contrariait les autorités russes. Moscou semble ainsi revendiquer un forme de droit de regard sur la politique de défense et la politique étrangère des anciens membres du Pacte de Varsovie, sans même parler des républiques baltes, ce qui est passablement inquiétant pour ces pays et leurs alliés. Aussi les dirigeants russes ne sont-ils guère favorables à cette nouvelle version de la défense antimissile en Europe, quand bien même les systèmes d’armes déployés seraient-ils plus éloignés de leurs frontières. De part et d’autre, on n’a pas la même lecture du récent traité nucléaire russo-américain : Moscou considère qu’il établit un lien entre la réduction des systèmes offensifs (les missiles et leurs plates-formes) et le non-déploiement de systèmes antimissiles en Europe ; Washington estime que les questions sont distinctes et n’a pas l’intention de renoncer à un projet qui relève d’une tendance lourde (la dissuasion globale et élargie des Etats-Unis est en cours de restructuration). La question des antimissiles pourrait donc rebondir et retarder la ratification de ce traité. A l’intérieur de l’OTAN, la position officielle consiste à promouvoir une coopération étroite avec la Russie dans le domaine des antimissiles. Dans l’ordre des priorités, il faudrait d’abord trouver une formule qui permette de mieux associer les alliés européens aux projets américains (la décision devrait être arrêtée lors du sommet atlantique de Lisbonne, en novembre 2010).
Plus que Moscou, ce sont les pays d’Europe centrale et orientale, dominés et occupés par la « Russie-Soviétie », qui pourraient avoir peur. Depuis l’Europe occidentale, il est aisé de traiter les craintes de nos alliés centre et est-européens comme une forme de « syndrome post-soviétique » mais les faits historiques sont là et il s’agit d’une histoire récente, récente et douloureuse (pour dire le moins). Que l’on se reporte aux travaux de Stéphane Courtois, et des chercheurs associés à son entreprise intellectuelle sur le bilan humain de l’occupation soviétique dans les Pays Baltes, en Pologne comme dans l’ensemble de l’ex-bloc soviétique. On ne peut invoquer à tout-va le « devoir de mémoire » en France (Paul Ricœur évoquait plutôt un « travail de mémoire ») et traiter avec la plus grande désinvolture qui soit le bilan du communisme en « Europe de l’Est » (comme en Russie au demeurant). Par ailleurs, ces dernières années ont vu nombre d’officiels russes de haut rang, jusqu’au Kremlin, menacer ouvertement les Baltes, les Polonais, les Tchèques ou encore les Ukrainiens, sans parler des Géorgiens. Les embargos, énergétiques ou autres, ont succédé aux embargos. Enfin, l’armée russe est passée aux actes en Géorgie. Elle occupe le cinquième du territoire de cet Etat et soutient militairement le séparatisme abkhaze et sud-ossète (quid du plan Medvedev-Sarkozy ?). Cette entreprise militaire a eu d’importantes retombées sur la situation politique intérieure ukrainienne, avec les conséquences que l’on sait. Traiter ces pays comme une monnaie d’échange, en espérant un « juste retour », n’est pas digne et ne peut tenir lieu de « politique orientale ».
Inversement, les dirigeants des pays membres de l’OTAN et de l’UE ne se sont pas hasardés à menacer la Russie de frappes militaires ou de rectifications frontalières. Soulignons a contrario leur très grande discrétion, excessive peut-être, sur la Tchétchénie et la dégradation de la situation dans l’ensemble du Nord-Caucase. De grâce, n’inversons pas l’ordre des réalités ! Plutôt que de ressasser le thème de l’ « humiliation » (les Occidentaux devraient-ils donc s’excuser d’avoir gagné la Guerre froide et regretter le « bon vieux temps » de Brejnev ?), Moscou doit pleinement accepter le nouvel ordre des choses : les pays de l’ex-Pacte de Varsovie et ceux issus de la dislocation de la « Russie-Soviétie » sont souverains, par voie de conséquence libres de choisir leurs alliances. La Russie ne devrait pas s’épuiser à tenter d’imposer une « sphère d’intérêts privilégiés » en Europe-Eurasie mais prendre le chemin d’une coopération approfondie avec l’Occident, ce qui lui permettrait tout à la fois de se développer, de renforcer sa cohésion géopolitique, de relever les défis qui lui sont jetés sur ses frontières méridionales et orientales. Du côté de l’UE et de l’OTAN, il n’y a pas de menaces militaires ou autres, mais la volonté partagée de promouvoir une Europe une et entière, avec pour socle le respect des libertés fondamentales et des règles de juste conduite qui sont celles des régimes constitutionnels-pluralistes. Une prétendue « Realpolitik », qui ferait l’impasse sur la question des valeurs et la nature du régime politique, reposerait sur une image partielle et mutilée du réel. Il faut certes savoir s’accommoder de réalités déplaisantes mais non pas les nier. Il n’y a pas de grande politique sans fondements métapolitiques clairs et horizon dégagé.
Propos recueillis par JGP, Mon Blog Défense
Docteur en géographie-géopolitique, Jean-Sylvestre Mongrenier est chercheur à l’Institut Français de Géopolitique (Paris VIII) et chercheur associé à l’Institut Thomas More. Il est l’auteur de La Russie menace-t-elle l’Occident ? (Editions Choiseul, 2009), ouvrage récompensé par le Prix Anteios du livre géopolitique 2010.
Cet article est repris du site https://www.alliancegeostrategique.o...