Wikileaks en irritera certainement plus d’un entre Washington et Bruxelles : le canard enchaîné de la toile a publié plus de 90 000 documents confidentiels - issus des armées et des services de renseignements américains – détaillant les vices (à peine) cachés et la désastreuse évolution du conflit afghan… à des années-lumières des réconfortants discours officiels.
Apparemment, par crainte d’une cécité informationnelle comparable à celle précédant les attentats du 11 septembre, les services de renseignements américains ont littéralement versé dans une méticulosité voire un zèle en matière de rapports et d’archivages. Les observateurs attentifs de la scène géostratégique ne les blâmeront point. D’ores et déjà, les quotidiens The Guardian, The New York Times et Der Spiegel ont produit des synthèses et des analyses valant largement le détour. Pour ma part, j’en retiens quatre éléments clés :
1. Les services secrets pakistanais sont l’incontournable et fidèle allié des Talibans « Af-Pak » : régulières réunions secrètes, assassinats de hauts fonctionnaires afghans, approvisionnement en armes, soutien financier, conseil stratégique et tactique dans la lutte anti-FIAS. Le Pakistan peut-il encore être désigné comme « allié » ? Dans tous les cas, la stabilisation tant prônée ici et là n’est pas pour demain.
2. Surnommée « The Black Unit », la Task Force 373 a pour but de capturer ou de neutraliser des lieutenants Talibans / Al-Qaïda en Afghanistan. Composée de soldats de la Delta Force et de l’US Navy Seals, elle n’est intégrée à aucune chaîne de commandement de la FIAS, elle ne reçoit ses ordres que du Pentagone et ne rend des comptes et des rapports qu’à celui-ci. La TF 373 dispose d’une Joint Prioritized Effects List dans laquelle figurent des leaders talibans / Al-Qaïda, des barons de la drogue et des faiseurs / poseurs de bombes. Wikileaks fait aussi état de leurs tragiques bavures dont l’une qui causa la mort de six écoliers afghans alors que les soldats croyaient viser Abou Layth Al Libi, membre d’Al-Qaïda.
3. Les Talibans disposent de MANPADS (lance-missiles portables) à guidage infrarouge, un fait qui a longtemps été « omis » par les services d’informations de l’OTAN. Leurs tirs réussissent très rarement mais ils soumettent les hélicoptères et les chasseurs volant à basse altitude à des risques supplémentaires. En 2007, un hélicoptère Chinook prétendument abattu par un RPG (selon le Pentagone) fut en fait touché par un tir de MANPAD. En outre, les soldats de la FIAS entreprennent très souvent de détruire un missile crashé sans dégât afin d’empêcher toute réutilisation par les Talibans.
4. Plusieurs documents rapportent une disparition croissante des fonds destinés à l’aide humanitaire et l’invisibilité conséquente des projets afférents dans l’éducation, la santé et les infrastructures primaires. La reconstruction peut attendre…
En réalité, Les documents Wikileaks ne révèlent absolument rien de nouveau, ils vomissent simplement les détails de ce que tout le monde supposait ou savait déjà, amplement confirmés par les armées et les services de renseignements d’Oncle Sam. Pire : ces documents tombent seulement quelques semaines après la tourmente consécutive au remplacement punitif (peut-être justifié) de l’opiniâtre Général McChrystal par son brillant homologue Petraeus. Déjà accusée de part et d’autre de l’Atlantique de manquer de clarté et de fermeté dans sa conduite de guerre – notamment par le Général Desportes qui s’est également fait taper sur les doigts par son gouvernement, l’administration Obama est désormais confrontée à une criante vérité qui sape les fondations de ses stratégies Af-Pak passées, futures, et surtout profondément contradictoires.
Quelle attitude adoptera-t-elle face à ce « top secret » de polichinelle ?
A. La Maison Blanche prétendra que les documents Wikileaks ne révèle qu’un aspect des choses ou qu’il ne s’agit que de fuites concernant des aspects infinitésimaux du conflit afghan… avant de brosser une analyse plus nuancée et plus complexe de l’allié pakistanais, comme on en lit très souvent dans les revues stratégiques y compris dans ce webzine.
B. La Maison Blanche affirmera que seuls quelques hauts cadres ou quelques franges radicales des services secrets pakistanais fricotent avec l’ennemi taliban. D’où ses remontrances à Islamabad qui a aussitôt pris les mesures appropriées.
C. La Maison Blanche invoquera les complexités intrinsèques (et hautement réelles) du théâtre afghano-pakistanais et la nécessité de gagner cette guerre afin de « protéger la civilisation, la démocratie, la sécurité globale, l’Asie centrale, l’arme nucléaire pakistanaise, les intérêts des États-Unis », etc., etc., etc.
D. La Maison Blanche - rythmée par ses DJ de la rhétorique - mixera très probablement un peu de A, de B, de C avec un plan D dont elle n’a plus vraiment le secret. Outre-Atlantique, les champions du poker verbal sont également légion.
Sur la scène intérieure, l’administration Obama est confrontée à de multiples échéances : les Tea Parties grignotent lentement et sûrement sa crédibilité, les mid-term elections de l’automne 2010 sanctionneront ses politiques économique et stratégique, sa (pré-)campagne électorale débutera en mi-2011. Nul doute que l’épine afghane se fera encore douloureusement sentir. Sur la scène géopolitique, elle n’est guère sortie de l’auberge : Washington verse chaque année des milliards de dollars d’assistance économique et militaire pendant que l’ISI conseille et soutient les Talibans afin qu’ils l’emportent à l’usure sur l’OTAN en Afghanistan. Et si le cash d’Oncle Sam servait précisément à « contrer cette contre-insurrection » ? Plutôt ubuesque.
Au départ, la FIAS et Enduring Freedom avaient pour but de renverser puis d’empêcher la talibanisation de l’Afghanistan et sa sanctuarisation par Al-Qaïda. Presque dix ans plus tard, les fameuses « avancées tactiques, sécuritaires et politiques » servies et resservies par les huiles de l’OTAN ne trompent plus personne. Comment la Maison Blanche claironnera-t-elle une énième nouvelle stratégie à l’été-automne 2010 en programmant simultanément un retrait progressif des troupes américaines pour 2011 alors que la situation sur le théâtre afghan ne cesse d’empirer? Faudra-t-il une autre révélation de Wikileaks – de sources sûres, une fois de plus – sur l’inaptitude complète de l’armée afghane à sécuriser un tant soit peu son territoire national ?
Pour peu que la FIAS et Enduring Freedom aient réussi, la nébuleuse dénommée Al-Qaïda a-t-elle vraiment besoin d’un quelconque sanctuaire ? De petites cellules locales de garçons énervés, « brainwashés » et radicalisés peuvent frapper du Pakistan, d’Afghanistan, de Somalie, d’Arabie Saoudite, du Yémen, du Royaume-Uni, d’Allemagne, des Pays-Bas ou des États-Unis. À mes yeux, cette sempiternelle notion de sanctuaire fut peut-être valable à la fin des années 1990, beaucoup moins dans les années 2010.
Après dix ans de conflit, Washington et Bruxelles feraient mieux de reconnaître ouvertement à quel point leurs perspectives et leurs desseins divergent fortement de ceux d’Islamabad… qui n’a qu’une seule fixation : l’Inde, puissance économique, technologique, militaire et nucléaire montant rapidement en grade. Les stratèges pakistanais sont obsédés par ce frère ennemi, ce rival séculaire, craignant par-dessus tout qu’il n’exploite l’Afghanistan comme profondeur stratégique et encercle peu ou prou le Pakistan. Bref, mieux vaut les Talibans plutôt qu’un containement indo-américain.
Peu avant l’investiture de l’administration Obama, le chef du Pentagone Robert Gates affirmait vouloir « redonner de l’utilité à la force ». Quelle utilité pour ces 100 000 troupes en Afghanistan ? Quel sens donner à la mort des soldats après lecture des documents Wikileaks ? J’avais déjà longuement abordé ces sulfureuses questions (parmi tant d’autres) dans Afghanistan : chronique d’une défaite organisée… que je ne recommande guère au cas où ces lignes vous agaceraient.
Enfin, les déboires de l’OTAN en Afghanistan suscitent quelques questions essentielles : les armées occidentales, sophistiquées et onéreuses, peuvent-elle encore réellement agir sur le temps long ? Peuvent-elles encore combattre d’âpres guérillas baignant dans un temps social très long, dans un environnement rudimentaire, dans une mortalité élevée, et ce, malgré une forte pénétration de l’internet et/ou de la téléphonie mobile en leurs seins ?
NB : Des guérillas longues et dures comme celle afghane, pas des sommaires batailles hybrides ou irrégulières en Afrique, en Amérique latine ou au Moyen-Orient.
Penser le temps long (comme le souhaitent et le font maints analystes de défense et historiens militaires) est une chose, agir sur le temps long en est une autre, a fortiori lorsqu’on vit dans une société pacifiée, presque aseptisée, plutôt voire très âgée et néanmoins immergée dans l’urgence permanente.
Pendant les guerres du Vietnam et d’Algérie, chaque foyer américain ou européen avait tout au plus un téléphone fixe et/ou un téléviseur et regardait au trop trois chaînes de télévision. Si vous lisez cet article, alors vous êtes connecté à l’internet avec votre ordinateur fixe / portable, disposez sûrement d’une ligne de téléphone fixe, et d’un voire de plusieurs téléphones mobiles et téléviseurs.
Votre temps stratégique, politique ou médiatique est de facto très différent de celui de votre père ou de votre grand-père.
Charles Bwele, Électrosphère
Cet article est repris du site https://www.alliancegeostrategique.o...